La petite révolution de l’intelligence collective
Plus ludique que l'intelligence artificielle, l'intelligence collective, soit la mise en relation via le net d'une grande quantité de cerveaux humains, vient de réaliser quelques prouesses. Telle l'identification de centaines de cratères lunaires pour la NASA ou la mise en évidence d'une enzyme du VIH. À l'origine de ces nouveaux modes de recherche : le nombre d'heures hebdomadaires que nous passons, sur Terre, à jouer en ligne. Trois milliards d'heures par semaine.
Le jeu est un élément important de notre société et nombreux sont ceux qui voient l’évolution vers l’homo ludens (homme qui joue) comme sa caractéristique majeure. Partant de ce constat, de nombreux chercheurs organisent la première conférence internationale dédiée à l’exploitation de l’intelligence collective à travers le jeu. Intitulé “Harnessing collective intelligence with games“, ce premier workshop se tiendra en septembre 2012 en Allemagne. Il vise à approfondir la question émergente de l’utilisation de larges groupes de participants pour réaliser certaines tâches par le biais du jeu, véritable catalyseur d’intelligence collective.
Il sera question de crowdsourcing et de crowdsolving, d’human computation et de bien d’autres phénomènes aux noms barbares difficiles à traduire en français. Pourtant ils décrivent tous une tendance que l’on tend de plus en plus à adopter : la combinaison des capacités de l’intelligence humaine et des puissances de calcul numériques  Puisque l’être humain a encore l’apanage de certaines facultés comme le jugement esthétique, la prise de décisions basées sur l’intuition, le raisonnement critique etc, autant les mettre à profit. Mais à l’inverse des ordinateurs qui ne nécessitent que d’un peu d’électricité pour fonctionner, les humains ont besoin d’être en permanence motivés pour leur contribution. Une motivation qu’ils pourraient trouver dans le jeu et ses mécaniques.
Pour Markus Krause, doctorant de l’université de Brème travaillant sur l’intelligence collective et son utilité publique, humains et machines doivent travailler main dans la main :
La combinaison des aptitudes intellectuelles humaines et de la puissance des ordinateurs pour stocker et diffuser les données peut être un modèle très efficace pour venir en aide à l’humanité
Le crowdsourcing (utilisation de nombreuses personnes pour réaliser une tâche) a vu le jour dans un article de Jeff Howe pour le magazine Wired en 2006. Si le mot était une nouveauté, ce qu’il décrivait en revanche existait depuis longtemps.
Tout a commencé avec les CAPTCHAs créés par Luis Von Ahn de l’université Carnegie Mellon au début des années 2000. Si vous avez déjà ouvert une boîte mail ou rempli un formulaire en ligne, alors il y a de fortes chances que vous connaissiez les CAPTCHAs. Ce sont des petits tests qui permettent de différencier un utilisateur humain d’un ordinateur, empêchant les robots malveillants d’envoyer des réponses automatisées dans le cas de sondage, le phishing et toute autre activité de spam ou d’extraction de données. Ce test est basé sur la capacité d’analyse de l’humain. Deux suites de lettres sont présentées, parfois distordues pour rendre leur analyse possible aux humains mais difficile aux robots. Lors d’une conférence TED, Luis von Ahn a expliqué s’être demandé comment utiliser le temps passé à déchiffrer les CAPTCHAs dans un but précis et utile à tous. Une réflexion qui l’a conduit à créer reCAPTCHA, aujourd’hui universellement utilisé :
200 millions de CAPTCHAs sont tapés chaque jour à travers le monde. Avec une moyenne de dix secondes par CAPTCHA, cela fait 555 000 heures par jour. Pendant ces dix secondes, votre cerveau fait quelque chose d’extraordinaire, il réalise quelque chose dont sont incapables les ordinateurs. Je me suis alors demandé si on pouvait faire quelque chose d’utile de ces dix secondes. Il y a des problèmes que les ordinateurs ne peuvent résoudre mais que, d’une certaine manière, nous pouvons diviser en morceaux de dix secondes et chaque fois que quelqu’un tape un CAPTCHA, il résout une partie du problème. Désormairs, quand vous tapez un CAPTCHA, non seulement vous vous identifiez comme humain mais en plus vous nous aidez à numériser des livres.
C’est ainsi que ReCAPTCHA est né. Racheté par Google en 2009, ce système permet en effet d’analyser les parties de livres numérisés par Google Books que la reconnaissance optique (OCR) ne parvient pas à déchiffrer (environ 20% d’un texte). Sur les deux suites de lettres proposées, il y a un CAPTCHA déjà vérifié par l’OCR qui permet de vous identifier comme humain et l’autre, dont la signification est incertaine et que vous allez déchiffrer. Pour Luis von Ahn, le logiciel est un vrai succés :
Nous sommes en moyenne à 100 millions de mots numérisés par jour, ce qui nous donne 2,5 millions de livres par jour. Près de 10% de la population mondiale soit 750 000 000 personnes ont aidé à la numérisation des livres jusqu’à présent.
Et son ambition l’a mené bien plus loin qu’à la numérisation de livres. Lors d’un entretien avec un journaliste de Wired, Luis von Ahn a confié :
En fait, je voudrais rendre l’humanité plus efficace en mettant à profit le temps gâché
Le temps gâché ou ces moments d’oisiveté auxquels nous nous adonnons tous seraient donc sa cible, pour notre plus grand bien. En 2008, il crée les Games with a Purpose (GWAP), des petits jeux en ligne qui servent un objectif autre que la distraction. En jouant aux GWAP, les utilisateurs pallient l’incompétence des ordinateurs dans la réalisation de certaines tâches. Chaque joueur est aléatoirement associé à un autre et l’équipe constituée a un temps limité pour gagner le maximum de points. Le jeu ESP par exemple, vise à légender des images. Une même image est présentée aux deux joueurs qui doivent proposer des mots-clés précis. Lorsque les deux joueurs proposent la même légende, celle-ci est enregistrée et l’image suivante apparaît. Il y  a une interaction entre les joueurs qui les poussent à revenir vers ces jeux simples qui permettent de déchiffrer le web et le rendre plus complet.
De nombreuses entreprises et institutions publiques ont suivi cet exemple et ont préféré mettre à profit la capacité de traitement d’information de cerveaux humains plutôt que d’ordinateurs. La NASA a ainsi décidé de faire appel aux humains pour l’aider à gérer le flot d’informations et de données qu’elle reçoit et créer une base de données. Avec le jeu ZOOniverse, les utilisateurs sont notamment invités à analyser la taille et la profondeur des cratères de la Lune, permettant à la NASA de les répertorier. Une sous-traitance non négligeable, gratuite et efficace là où même les algorithmes les plus puissants échouent.
Mais le crowdsourcing ne s’arrête pas à la simple analyse d’image, comme l’expliquait Adrien Treuille, créateur de Fold.it, lors d’une conférence Solve for X :
Lorsque l’on pense crowdsourcing, on pense à la réalisation de tâches simples comme la reconnaissance d’images et de motifs mais avec un groupe important de personnes qui travaillent avec des données et de l’intelligence artificielle, il est possible de résoudre des problèmes qui se trouvent à la limite de la connaissance humaine
C’est ce qui s’est passé avec Fold.it (Plie-le), un jeu développé par des universitaires américains qui a permis de découvrir la structure d’une enzyme qui joue un rôle clé dans la propagation du VIH. Ce qui avait bloqué les scientifiques pendant 10 ans fut résolu en 10 jours par 40 000 personnes qui ont joué à ce jeu en ligne. Les résultats obtenus par les joueurs pourraient constituer une percée majeure dans le traitement du virus. Un cas d’école de la force de l’intelligence collective catalysée par le jeu et chaque participant s’est vu crédité aux cotés des scientifiques pour cette avancée significative.
En 2006, Thomas W.Malone, directeur du Centre pour l’intelligence collective du prestigieux MIT se demandait :
Comment peut-on connecter des personnes et des ordinateurs pour que, collectivement, ils agissent avec plus d’efficacité que n’importe quel individu, groupe, ou ordinateur ne l’a jamais fait ?
Pour Luis von Ahn, le secret est simple : transformer des problèmes complexes en jeux, simples et addictifs. Une recette qui a certainement permis le succès des GWAP.
Ce type de jeu repose aussi sur des experts qui, jusque là s’ignoraient, comme l’a expliqué Adrien Treuille lors de la conférence Solve for X:
Foldit a permis de filtrer des centaines de milliers d’internautes et de trouver ceux qui ont une véritable expertise dans la réalisation de certaines tâches. Je peux imaginer que dans le futur, alors que des défis se présenteront à nous, nous pourrons inventer des jeux et des puzzles qui reposent sur les aptitudes requises, et trouver les personnes qui seront des experts pour ce type de problèmes.
Dans cette même veine de jeux scientifiques, l’université McGill au Canada a crée un jeu, Phylo, qui fait appel aux capacités humaines pour arranger les séquences ADN et ainsi participer à la recherche génétique. Les séquences ADN, transformées en formes géométriques colorées doivent être alignées et les formes similaires doivent être associées les unes aux autres tout en évitant les trous qui symbolisent les mutations. Pour les concepteurs du projet, la combinaison humains/ordinateur permet d’obtenir de meilleurs résultats :
Les solutions générées par les utilisateurs peuvent être utilisées pour améliorer la qualité des alignements calculés par les algorithmes classiques. Ces résultats ne montrent pas que l’homme est meilleur que la machine mais plutôt que nous avons une symbiose entre l’humain et l’ordinateur
Dans ces jeux où l’on fait appel à l’intelligence collective, les leviers de l’engagement sont nombreux. La reconnaissance sociale par les pairs, la réputation et l’interaction humain-ordinateur jouent un rôle important dans les jeux qui participent d’une avancée scientifique. Cependant la gratification ou les mécaniques du jeu telles que la géolocalisation, la collaboration ou encore les missions sont des ressorts de bien d’autres jeux qui font appel au crowdsourcing.
Le projet Noah par exemple est une application qui permet à ses utilisateurs de contribuer à l’élaboration d’une documentation sur la vie sauvage de leur lieu de vie. Des missions incitent une communauté de citoyens à photographier, taguer, identifier et en apprendre plus sur la faune et la flore locale. Toutes ces données agrégées sont une précieuse aide apportée aux chercheurs et permettent d’établir une base de données qui peut être mise à jour en temps réel et qui est accessible par tous.
La motivation est importante dans ce type de jeux qui oeuvrent pour le bien commun. Une motivation qui prend parfois la forme de gratifications qui collent au plus prés des attentes des participants. Le Japon par exemple a eu une idée pour redorer son image, sinistrée après le passage du tsunami, et ainsi relancer le tourisme, en crise depuis la catastrophe.
Puisque les premières images sur  Google des terres dévastées pouvaient jouer en leur défaveur, des étudiants de la Berghs School of communication en Suède ont donné un coup de pouce à l’office du tourisme japonais. Il leur est apparu essentiel de redonner au pays une image attrayante. Quels meilleurs ambassadeurs pour le Japon si ce n’est les touristes qui y sont en visite ? Ils ont donc crée une application, « Post from Japan », à partir de laquelle les touristes peuvent télécharger leurs clichés du pays. Le but ? Encourager le partage de ces photos souvenir sur les réseaux sociaux en offrant du temps de connexion gratuit sur le réseau Wi-Fi du gouvernement. Et pour chaque like, l’utilisateur se voit offrir 3 minutes de connexion supplémentaire. Ingénieux quand on connait le tarif d’une connexion internet sur mobile à l’étranger. Une application qui permet de repousser chaque jour un peu plus les photos du désastre des premières pages de Google Image.
Par le truchement du jeu et de motivations extrinsèques, l’homme est donc capable, sans même aucune connaissance en la matière, de contribuer à des avancées dans de nombreux domaines, qu’ils soient scientifiques, sociaux, environnementaux ou autres. À l’avenir, des nouveaux systèmes pourront même permettre de tirer réellement profit d’une expérience, tout en contribuant massivement à améliorer la qualité de navigation sur le web. Avec Duolingo.com par exemple, disponible en version bêta, les utilisateurs peuvent apprendre une langue étrangère, gratuitement et par niveaux, tout en aidant à la traduction de pages web.
Illustrations et photos sous licences Creative Commons par Elirook et Wi_2Photography via Flickr
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