L’Internationale des hackers réunie en Serbie
À Belgrade, en Serbie, la crème des hackers s'est retrouvée du 26 au 28 avril pour une conférence très politique. OWNI y était. L'occasion d'entendre des spécialistes de l'intrusion et du craquage. L'occasion surtout de confirmer que l'activisme politique ne peut plus se passer de l'hacktivisme. La société du spectacle a donné naissance à la société de surveillance, développée autour d'habiles fictions. Et l'activiste 2.0 est son sauveur. Entre bonnes bières et danses furieuses. Reportage.
Dom Omladine, la Maison de la jeunesse de Belgrade. George Hotz monte sur scène et le public de l’amphithéâtre plein à craquer siffle, crie, applaudit à tout rompre. Ici, George Hotz est une superstar.
Une superstar sans guitare mais avec une télécommande, un ordinateur devant et un écran derrière lui : Geohot est hacker. Mais un “white hat” hacker qui entend le hacking dans son sens de détournement de l’usage originel de l’objet. En 2007, il hacke le premier iPhone pour pouvoir utiliser son propre opérateur téléphonique et non seulement l’entreprise AT&T. Il a 17 ans. En 2009, il se fait la Playstation 3, de Sony. Avant de monter sur scène, il enfile une veste de costume qu’il retirera juste après. Il parle vite, comme si le monde entier parlait l’américain. Pourtant, il s’exprime devant un auditoire international, à Belgrade, en Serbie.
Dans les gradins, comme un cliché, pratiquement tout le monde a un ordinateur ou un téléphone connecté à l’un des six émetteurs wifi prévus pour l’évènement, avec bien souvent une page Facebook d’ouverte. La Share Conference est un mélange d’activisme par nouvelles technologies interposées et de concerts/fêtes/musique.
Échelle des valeurs
George Hotz raconte l’histoire qui lui a valu son procès contre Sony (qui s’est terminé à l’amiable en avril 2011). “Je n’ai pas pas le droit de parler du procès, mais… j’ai quand même écrit une chanson de rap dessus.” La salle se marre quand il commence à rapper. Entre autres vers : “Mais putain, ils sont une entreprise et moi je suis la personnification de la liberté pour tous“. Plus tard, dans les escaliers, le jeune hacker se fait arrêter par des filles pour une séance photo. Le geek activiste politisé est devenu le chevalier des temps modernes.
Chevalier des temps modernes ou “whistleblower” (lanceur d’alertes). C’est ainsi que Daniel Domscheit-Berg nomme les héros d’un monde où Bradley Manning (une taupe supposée de Wikileaks selon le Pentagone) serait en haut de l’échelle des valeurs. L’ancien numéro deux de Wikileaks qui s’est brouillé avec Julian Assange et une bonne partie de ses anciens collègues tente de développer depuis un an un site concurrent, Openleaks. Il s’agit, grâce à Internet, d’aller dans des endroits où on ne peut pas aller : “Est-ce que je connais l’agenda de mon gouvernement ? Non.” Internet serait un outil dans lequel des whistleblowers pourraient avoir confiance pour rendre publiques des informations, pour agir selon la morale et non forcément selon la loi : nouveau projet, nouvelles valeurs, nouveaux héros.
Activisme apolitique
Pourtant, l’évènement ne ressemble pas à un meeting de parti politique. Le ton n’est pas à l’endoctrinement, les conférenciers sont trop variés pour produire un discours monolithique, l’ambiance se rapproche de celle d’un festival où trop de choses ont lieu en même temps pour qu’une personne puisse assister à tout. Il faut donc s’élaborer son propre menu entre conférences, culture, sessions questions/réponses, séance et travail et bière au bar.
Le rassemblement est a priori apolitique, au sens où aucun parti conventionnel ne saurait s’en prévaloir, mais son contenu est hautement politique. Rasmus Fleisher, l’un des fondateurs du Bureau for Piracy et de Pirate Bay, parle de “contre-révolution du smorgasbord digital” (buffet à la scandinave).
Si Internet est coupé quelque part, en Serbie, en Égypte, en Tunisie, on a besoin d’organiser un ’sneakernet’ (un réseau de coursiers), un ‘radionet’, avec des pirates, etc. Il faut réussir à combiner la vitesse (d’Internet) et la lenteur (dont a besoin la réflexion).
Jérémie Zimmerman, de la Quadrature du Net, se met à distance de tout parti politique. Même des partis pirates. Car il ne joue pas dans l’arène partisane mais plus dans le lobbying au long cours, même s’il n’aime pas le terme. Il veut changer les esprits des gens – et des parlementaires. Il parle de “guerre : copyright versus partage”.
Et on peut gagner cette guerre sans verser une seule goutte de sang. Il faut protéger Internet comme un bien commun décentralisé et non comme une entreprise privée.
Le lendemain, Andrew Keen, écrivain polémiste, dénoncera l’ambition de Facebook de devenir “le système opérateur central du réseau“.
Pouvoir danser
Il met en garde : “Big data companies are as exploitative as big oil companies or big pharmaceutical companies “. La veille, dans l’après-midi, Eben Moglen, l’inventeur de la Freedom Box, était sur l’écran pour délivrer son message. Vissé sur sa chaise comme accroché à sa cravate bleu clair, sa vidéo de 15 minutes prendra peu à peu l’allure d’un film d’horreur avec Big Data dans le rôle de Big Brother :
Partout sur la planète, dans les supposées démocraties comme la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, des lois et règlements sont mis en place pour collecter des données sur les citoyens. La search box (l’outil de recherche) livre ce qu’il y a dans nos têtes. Et Facebook, l’arme la plus menaçante pour la société, est entre les mains d’un enfant.
Si le fond de son intervention entre en résonance avec les propos de nombreux autres conférenciers, ce ton apocalyptique sonnait presque faux quand chaque soir, tout le monde partait faire la fête jusqu’à tard dans la nuit. Et ça se voyait sur les têtes à la reprise des conférences les lendemains midis.
Présent lors de la première édition en 2011, Sam Graham Felsen, blogueur en chef de la campagne d’Obama en 2008, s’est lancé dans une définition de l’esprit :
Je ne veux pas de révolutions si je ne peux pas danser. C’est de ça dont il s’agit : créer le changement social tout en se marrant.
On retrouve ici le leitmotiv des Anonymous : haktivism et lulz (pluriel de lol ou la marrade virtuel). Mais rien de tout cela n’est neuf. Sauf que défiler derrière une camionette de la CGT avec Mireille qui chante du Renaud dans des enceintes saturées, ce n’est plus forcément la conception que les jeunes ont du “changement social tout en se marrant“.
Mourir dans 4 ans
Trois jours après la fin de Share Conference, je retrouve Vladan Joler à Novi Sad, troisième ville de Serbie. Il porte un T-shirt “Creative Commons”, répond ouvertement aux questions, mais garde toujours un oeil sur son fils de deux ans qui courre dans tous les sens. Ce serbe de 34 ans est le fondateur et directeur de Share Conference. Il revient sur l’évènement :
C’est un mix de gens de gauche, d’activistes, de hackers, qui sont généralement des cercles plutôt fermés, avec des fétichistes techno-Internet pour la révolution. Il s’agissait de rassembler au même endroit des enfants d’Internet, les mouvements d’open sources, des ONG, des universités, des gouvernements et des outils pour pouvoir voir the big picture.
La première édition de Share Conference a eu lieu en 2011. Par exemple, était présent Sami Ben Gharbia, activiste sur Internet et opposant politique tunisien impliqué dans la révolution qui a chassé Ben Ali du pouvoir. Et les conférenciers de 2011 ont servi de programmation décentralisée pour trouver les conférenciers de 2012. “On voulait déconstruire l’évènement. Le rendre expérimental à chaque étape et d’année en année“, explique Vladan Joler. D’ailleurs, il souhaite à Share de mourir dans 3-4 ans et de faire naître plusieurs “contre-Share“.
Les lieux sont faits pour accueillir 2000 personnes. La place était gratuite à condition d’avoir participé au projet, ne serait-ce qu’en faisant une affiche. Mais pour ça, il faut des sponsors, car le rassemblement de trois jours coûte 200 000€. Et malgré les nombreuses attaques contre la centralisation monopolistique de l’Internet, Google est de la partie. Il a participé pour 5% (10 000€), mais Joler assure que cette participation de Google les a surtout crédibilisés auprès des bailleurs locaux. Et qu’il reste certains départements de l’entreprise californienne encore dans l’esprit hacker. C’est une initiative gouvernementale serbe, Digital Agenda, qui représente la plus grosse part du gâteau avec 25% (50 000€). Sur ces 200 000€, le noyau dur des organisateurs (soit environ 5 personnes) ne s’est pas encore payé. Ils travaillent dessus depuis des mois pourtant.
Acupuncture de société
Vladan Joler n’est pas un novice de l’organisation. Il fait partie de ces jeunes serbes qui avaient organisé à l’été 2000 les 100 jours du festival Exit, pour sortir Slobodan MiloÅ¡ević du pouvoir. Il était devenu le directeur artistique du festival qui a aujourd’hui pris une envergure mondiale. Il a créé Share pour sortir du divertissement et revenir à un contenu plus radical. Après l’édition de 2011, certains ont été déçus que Share se soit pas le début de la révolution. Mais s’il apprécie les partis pirates, Wikileaks, Anonymous, 99% et consorts, il voit plutôt Share comme une “plateforme neutre pour ces groupes et initiatives“.
Et ce genre de plateforme sur multiplie. Point Conference à Sarajevo (Bosnie), Engage à Skopje (Macédoine), Re:publica à Berlin… “Acupuncture de société“, c’est ainsi qu’il définit sa démarche hors des ONG et des partis politiques. Activisme politique, vision du futur et internationalisme : certains peuvent y voir le renouveau d’utopies politiques qui manquent aujourd’hui à une gauche de gouvernement.
D’ailleurs, avant de naître, le rassemblement a failli s’appeler “Le Printemps de Belgrade”. Et le printemps arabe, lui, n’avait pas encore commencé.
Photographies via Share Conference [CC-bysa]
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