Wiki prof de raison

Le 29 octobre 2012

Wikipédia effraie les enseignants. Qui l'accusent de se tromper et de ne pas stimuler l'esprit critique. Comme si Wikipédia était une encyclopédie ! C'est d'abord un réseau social dédié au doute, pas aussi ouvert qu'il le prétend. Ainsi que l'expérimente dans sa classe le chercheur Antonio Casilli, notre chroniqueur ès-cultures numériques.

À l’occasion de cette rentrée universitaire, mes collègues enseignants et moi-même avons décidé d’ajouter une pincée de wiki à deux cours que nous donnons à Telecom ParisTech : j’ai créé un wikispace pour mon enseignement sur les cultures numériques, et, avec Isabelle Garron et Valérie Beaudouin, nous avons demandé aux étudiants de première année de tenter d’éditer et de discuter au moins une page Wikipédia, au titre de leur initiation à l’écriture en ligne.

Naturellement, Wikipédia est employé comme outil d’enseignement à l’université depuis plusieurs années, et sa popularité en tant qu’objet de recherche s’accroît de jour en jour. Mais la principale raison de son emploi en classe tient dans son évolution en tant qu’étape préliminaire dans les recherches bibliographiques et les démarches de fact-checking.

Songez à vos propres habitudes vis-à-vis de la quête d’information en ligne. Que faites-vous quand vous ignorez tout sur un thème ? Vous le googlisez probablement, et la première occurrence à apparaître est le plus souvent une page du site Web de Jimbo Wales.

Vous le faites, nous le faisons, nos étudiants le font aussi. En conséquence, avons nous intégré Wikipédia, non pas parce qu’il est un gadget sympa, mais parce que si nous ne l’avions pas fait nous aurions laissé s’installer un dangereux angle mort dans nos activités pédagogiques.

90-9-1

Admettre cette réalité sans céder à la panique n’est pas simple. Du moins ici en Europe, des jugements erronés sur la prétendue piètre qualité des articles de Wikipédia perdurent encore dans le monde de l’éducation. Certains, comme le professeur de lycée Loys Bonod, qui a connu ses quinze minutes de gloire cette année, s’empressent d’inclure des informations fausses et trompeuses dans Wikipédia, juste pour apporter à leurs élèves la démonstration que… Wikipedia contient des informations fausses et trompeuses.

Le paradoxe de telles réactions représente une bonne illustration du fait que l’exactitude et l’intelligence de Wikipédia sont au diapason de l’exactitude et de l’intelligence de ses contributeurs. D’où la nécessité d’encourager les utilisateurs à abandonner leur attitude passive et à participer en écrivant et en discutant de leurs sujets.

Bien sûr, certains pourraient invoquer pour Wikipédia la soi-disant loi d’airain de la participation sur Internet : le principe “des 90-9-1″,  selon lequel un article aura une majorité écrasante de simples lecteurs, quelques contributeurs qui feront l’effort d’apporter des modifications, et de très rares usagers suffisamment motivés pour se rendre dans les pages de discussion et engager un dialogue avec les autres wikipédiens.

Les sciences sociales peuvent apporter plusieurs éléments d’explication à ce phénomène. L’avènement d’une culture de la participation, sur les réseaux, a pu être largement exagérée. Peut-être la structure de l’encyclopédie tend-elle à recréer des dynamiques culturelles qui reproduisent l’opposition entre auteur et lecteur — au lieu de stimuler une polyphonie des contributions. Ou peut-être encore les éditeurs de Wikipédia cherchent-ils à intimider les autres utilisateurs dans un effort d’accentuer leur statut social en rendant leurs activités moins accessibles.

Lévi-Strauss

Essayez de créer un nouvel article. Très vraisemblablement, sa pertinence sera mise en doute par un éditeur. Essayez de rédiger une biographie d’un personnage public vivant. Il y aura de grandes chances pour qu’une discussion en découle, qui portera non pas sur le personnage public en question, mais davantage sur les qualités privées de son biographe. L’auteur a-t-il juste une adresse IP anonyme ? Ou bien il est un utilisateur enregistré, avec son propre compte permettant de tracer dans le temps ses contributions ?

Et ce qui est vrai pour les personnes vivantes peut l’être aussi pour les personnes décédées, comme j’ai pu le constater. Par exemple le 3 novembre 2009 à 15h34, à travers une liste de diffusion universitaire, je reçois un email du président de l’établissement pour lequel je travaillais. Cet email annonçait qu’“à l’âge de 100 ans, notre collègue Claude Lévi-Strauss était décédé”.

Conscient que cette information était intéressante pour un large public, et qu’elle provenait d’une source fiable, je l’ai publiée sur Wikipédia. J’ai mis à jour la page consacrée à Lévi-Strauss en introduisant la date de son décès. Sans trop me soucier de me connecter via mon profil. J’assumais, en effet, que mon adresse IP (j’écrivais de mon bureau) aurait de quelque manière cautionné ma contribution.

Cependant, alors que je sauvegardais ces changements, un message apparut m’informant que l’adresse IP en question avait été identifiée comme attribuée par le réseau informatique de mon université et qu’à ce titre ces changements apparaissaient sujets à caution. Un éditeur devait les valider. Mais il ne le fit pas. L’information que j’avais apportée avait été jugée “sans fondement”. L’argument d’autorité, le fait d’écrire de l’intérieur de la même institution dans laquelle Claude Lévi-Strauss avait enseigné, ne semblait pas recevable. La page fut modifiée quelque temps après par une personne pouvant inclure un lien avec la dépêche AFP annonçant la mort du chercheur.

L’épisode ne représente qu’une illustration de la manière dont l’autorité intellectuelle se remodèle dans un environnement ouvert, de mise en commun des connaissances tel Wikipédia. La posture universitaire du parler “ex cathedra” (en l’occurrence “ex adresse IP”) est questionnée de manière saine, quoique frustrante pour les universitaires. L’enjeu ne se limite plus au statut intellectuel des institutions savantes de nos jours, mais bien à la façon dont l’information est validée.

Notoriété

Vous avez probablement en mémoire ces bannières Wikipédia vous signalant qu’il existe un désaccord quant à la neutralité d’une page. En un sens, chaque page Wikipédia pourrait en contenir une, puisque chaque page procède, plus ou moins, de sa propre controverse interne. Les auteurs de chaque article se disputent sur comment ce dernier est argumenté, classé, référencé. Ou alors sur l’ajout de liens externes et sur l’orthographe de certains noms. Mais la plupart du temps, ils se disputent sur le point de savoir si les sujets sont ou pas “notoires” — c’est à dire, dans le jargon wikipédien, s’ils donnent ou pas matière à un article. Au cours des années, ces différends sont devenus si fréquents que Wikipédia a fini par proposer ses propres critères généraux de notoriété, ainsi qu’une liste de PàS (pages à supprimer) actualisée chaque jour.

Les analystes de la Fondation Wikimédia ont imaginé un moyen simple et élégant d’évaluer les controverses sous-jacentes auxdites pages. Il s’agit de Notabilia, un outil graphique permettant de détecter des structures distinctives de ces débats, qui peuvent aboutir autant à des décisions consistant à “supprimer” qu’à “garder” un article.

Comme des opinions antinomiques ont tendance à se compenser, les pages qui font l’objet de fortes controverses ou de discussions animées entre partisans ou adversaires d’un sujet donné dessinent des lignes plus ou moins droites. Tandis que les discussions plus consensuelles tracent des lignes en forme de spirales, qui convergent vers un accord.

L’impact et le sens de telles discussions entre contributeurs mettent en évidence l’existence de vibrantes communautés qui s’agrègent autour de sujets bien déterminés. À telle enseigne qu’actuellement on peut définir Wikipédia comme un service de réseautage social comme les autres. Finalement, ses utilisateurs partagent leurs intérêts sur leurs profils comme on peut le faire sur Google+, ils gagnent des badges comme sur Foursquare, discutent publiquement comme sur Twitter et leur vie privée est constamment mise à mal — comme sur Facebook.

Ces fonctionnements, en principe, permettent de travailler de manière collaborative et de repérer les erreurs factuelles rapidement et de façon transparente. Cependant, ils introduisent certaines particularités dans les processus de validation de l’information présentée sur Wikipédia. La confiance et la sociabilité bâties par les contributeurs influencent profondément la perception de la qualité de leurs articles. Ainsi, comme dans n’importe quelle autre communauté épistémique, la confiance est affaire de contexte.

Elle dépend des réseaux de contacts qu’un auteur peut attirer à lui. À tel point que, selon certains chercheurs, la confiance que les usagers peuvent susciter sur Wikipédia s’apparente davantage à un produit dérivé de leur capital social, que d’une reconnaissance de leurs compétences (voir en particulier les travaux de K. Brad Wray “The epistemic cultures of science and Wikipedia”).

Un exemple que j’avais déjà évoqué dans mon livre Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? peut illustrer ce phénomène. Il y a quelques années, une controverse sur la page consacrée à la précarité s’est élevée dans la version en langue anglaise de Wikipédia. En sciences sociales, la précarité se définie comme l’ensemble des conditions matérielles des travailleurs intermittents dans la société post-industrielle.

Les contours de cette notion ont été tracés par plusieurs auteurs issus du courant du marxisme autonome, tels Michael Hardt et Antonio Negri. Aussi, l’article a-t-il été affilié à la catégorie “syndicalisme”. Mais, un contributeur anonyme (vite surnommé “le catholique”) était d’un avis quelque peu différent. Il expliqua, à juste titre, que la notion de précarité avait été pour la première fois introduite par un moine français, Léonce Grenier (décédé en 1963), qui employa le terme pour mieux souligner la fragilité de la condition humaine face à la puissance divine. Son argumentaire avait du poids et ses références bibliographiques étaient correctes.

Toutefois, au lieu de défendre ses choix dans les pages de discussion, unilatéralement, il décida de rattacher l’article à la catégorie “christianisme social” et retira toutes les références aux mouvements syndicaux. L’épisode déclencha une vive dispute sur les réseaux. Très vite une lutte sans quartier éclata. Chaque nuit, le catholique rangeait l’article sous “christianisme”, chaque matin les marxistes protestaient avec véhémence et le rangeaient sous “syndicalisme”.

À ce moment-là je me suis demandé, comme des milliers de wikipédistes, à qui faire confiance. J’ai concédé que le contributeur catholique avait des arguments, mais je me suis aligné sur les positions des marxistes autonomes — en détaillant les raisons de ce choix dans un message. L’article devait entrer dans la catégorie du syndicalisme afin d’optimiser sa faculté à être référencé sur les moteurs de recherche.

Je pense ne pas avoir été le seul à adopter une réaction non académique. Wikipédia n’a pas vocation à atteindre une exactitude universelle, mais de parvenir à un consensus. À ce titre, beaucoup de wikipédiens vous affirmeront que leur encyclopédie n’est pas une démocratie, même si leurs processus de décision s’inspirent des principes de la délibération démocratique (voir à ce sujet le texte [pdf] de Laura Black, Howard Welser, Jocelyn Degroot et Daniel Cosely “Wikipedia is not a democracy”). Dans le cas que nous avons évoqué, puisque une polarisation partisane empêchait l’article d’évoluer, une simple règle majoritaire a été appliquée.

…À suivre dans le prochain épisode de cette chronique Addicted To Bad Ideas.


Illustration par Loguy pour Owni.

Article publié en anglais sur Bodyspacesociety, le blog d’Antonio A. Casilli (@bodyspacesoc).

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