Google et l’armée des zombies orphelins

Le 3 septembre 2009

Demain vendredi 4 septembre arrive à expiration le délai fixé aux auteurs et éditeurs, partout dans le monde, pour exprimer leur volonté de sortir du Règlement Google Book Search. A défaut de se manifester, les titulaires de droits sur les livres numérisés par Google seront réputés accepter les dispositions de cet accord, qui est susceptible de [...]

Demain vendredi 4 septembre arrive à expiration le délai fixé aux auteurs et éditeurs, partout dans le monde, pour exprimer leur volonté de sortir du Règlement Google Book Search.

A défaut de se manifester, les titulaires de droits sur les livres numérisés par Google seront réputés accepter les dispositions de cet accord, qui est susceptible de bouleverser en profondeur la structure mondiale de l’accès à la connaissance et de la commercialisation des livres sous forme numérique.

Énormément de commentaires et d’analyses ont déjà parus à ce sujet, mais il nous a semblé que le texte de la conférence Google and the Zombie Army of Orphans, prononcée aux Etats-Unis par James Grimmelman le 14 mars dernier méritait d’être traduit et diffusé plus largement en France, tant  il permet d’appréhender clairement les enjeux juridiques et politiques sous-jacents.

James Grimmelman est professeur associé à la New York Law School.

Ce texte a été initialement placé par son auteur sous la licence Creative Commons Attribution 3.0, qui autorise la présente traduction et sa reproduction.

(Traduction libre par calimaq – des liens hypertextes ont été ajoutés pour permettre une meilleure compréhension des termes juridiques et des références)

Par d200 dug No censorship!

Par d200 dug No censorship!

Je voudrais dire quelques mots à propos des tenants et des aboutissements du Règlement Google Book Search. Je vais faire de mon mieux pour rester simple. Mais hélas, lorsque l’on parle d’un accord de 145 pages et 15 annexes, la simplicité n’est pas toujours possible.

A l’origine, cette action en justice avait pour but de contrecarrer le projet conçu par Google de numériser et de rendre interrogeables tous les livres sur lesquels il pourrait mettre la main. Google voulait ajouter les livres à ses résultats de recherche : taper une requête et Google vous dira dans quels livres votre mot apparaît et où il apparaît à l’intérieur des ouvrages. Google ne vous donnera pas accès aux livres eux-mêmes. Mais Google pourra vous renseigner et à partir de là, vous pourrez trouver un moyen de remonter jusqu’au livre lui-même si vous souhaitez le lire. A l’origine du projet, il n’était donc question que d’indexation.

A l’époque, j’estimais qu’il s’agissait sans aucun doute d’un bienfait. Google allait mettre en place un index général à partir de tout ce qui avait été écrit. Un index de ce type pouvait devenir un outil remarquable pour la découverte et la transmission du savoir. En disposer aurait pu accélérer grandement le rythme du partage des idées et de la créativité. Et pour les chercheurs, la différence entre un bon index et un index exhaustif est immense.

Je pensais également que le projet Book Search relevait incontestablement de l’usage équitable (fair use), du fait de la difficulté de négocier un accord de ce genre avec les titulaires de droits de l’ensemble des livres – auteurs et éditeurs – pour obtenir leur consentement. Il ne s’agissait pas seulement de négociations difficiles à conduire avec certains d’entre eux ou de réticences à lever. La difficulté résultait cette fois dans la négociation en elle-même et dans la possibilité de trouver les personnes avec qui négocier.

Un spectre hante le droit d’auteur américain – le spectre des œuvres orphelines. Beaucoup, beaucoup de livres protégés par des droits sont aujourd’hui épuisés et sans titulaire de droits localisable. Dans certains cas peut-être le titulaire n’a-t-il pas exprimé nettement ses volontés avant son décès et ses descendants ne sont pas conscients d’être les détenteurs du droit d’auteur. Dans d’autres cas, l’éditeur a fait faillite, et celui qui a racheté son affaire pensait d’abord aux rotatives et pas aux droits d’auteur. Une part substantielle des livres protégés soulève ce type de problèmes et il est dès lors impossible à un acteur comme Google de recueillir l’ensemble des autorisations explicites qui seraient normalement nécessaires. Dénier à Google la possibilité de se prévaloir de l’usage équitable revenait à empêcher à jamais la création d’un catalogue exhaustif. Et cela me paraissait constituer une grande perte.

Pourtant un débat a bien eu lieu au Congrès pour trouver le moyen d’améliorer l’accès aux œuvres orphelines, mais le projet de loi est resté lettre morte après un passage en commission l’année dernière. Le Règlement accomplit aujourd’hui ce que le Congrès n’a pas pu faire. Parce que ce procès est un recours collectif, les titulaires de droits sont liés par les termes du Règlement à moins qu’ils ne se manifestent pour en sortir. Ainsi, Google n’est pas seulement capable de numériser les ouvrages des auteurs lui disant « Oui, merci », il peut aussi numériser les livres de tous ceux qui ne lui diront pas fermement « Pas question ! ». Le recours collectif va englober automatiquement tous les livres dont les titulaires de droits ne se manifesteront pas. Mes félicitations, titulaires de droits d’œuvres orphelines, où que vous soyez : vous êtes sur le point d’entrer dans cet accord.

Le Règlement cependant va beaucoup plus loin à présent que la simple recherche dans les livres. En plus d’autoriser Google à numériser et à indexer les ouvrages, le règlement lui permettra de vendre un accès au plein texte, soit sous forme d’achat de livres au titre, soit sous la forme d’un abonnement à la base toute entière. Nous pourrions bien assister à l’avènement de la plus grande libraire du monde. L’accord paraît à première vue assez profitable aux auteurs et éditeurs : Google leur allouera 63 % des revenus générés par la vente des livres. Et pour les titulaires d’œuvres orphelines absents, l’accord met en place un Registre des Droits du Livre qui conservera en leur nom les sommes récupérées par Google pour leur reverser dans l’hypothèse où ils viendraient à se manifester. Ce règlement privé né d’un litige paraît en mesure de trouver une issue à un problème si sensible qu’aucune solution politique n’avait pu être dégagée. Et le résultat pourrait procurer de grands avantages aux lecteurs, aux titulaires de droits, et bien sûr aussi, à Google.

Mais le Règlement dans sa forme actuelle soulève aussi des problèmes très sérieux. Il peut nous faire courir le risque de conférer à une entité monolithique le contrôle global sur la distribution des livres et de la connaissance. S’il parvient à s’imposer comme la plateforme dominante, Google pourrait devenir le seul candidat sérieux dans la course à l’accès en ligne aux livres. Le Registre aura aussi un pouvoir déterminant dans la fixation des règles d’accès aux ouvrages et sur les droits d’auteur.

Le règlement ne contient en outre quasiment rien à propos du respect de la vie privée des lecteurs. Google pourrait très bien, si l’on s’en tient aux termes de l’accord, surveiller ce que vous lisez, page à page. Combien lisent Marx ? Combien lisent les Marx Brothers ? Google sera en mesure de faire des choses inquiétantes lorsqu’il sera en possession de telles informations. Le respect de la vie privée est au cœur même de la liberté de conscience.

De la même manière, les droits des consommateurs sont peu protégés par le Règlement. Lorsque j’emprunte un livre à la bibliothèque ou que j’achète un ouvrage à la libraire, la loi sur le droit d’auteur me reconnaît toute une série de droits. L’accès en ligne façon Google pourrait bien tordre le cou à beaucoup de ces libertés. Je me demande également si les consommateurs apprécieront d’acheter un livre pour se rendre compte que plusieurs pages sont illisibles à cause de problèmes de numérisation – et quels recours ils pourront bien exercer si cela se produit.

Peut-on vraiment aborder ces questions d’une manière qui fasse sens dans le cadre du Règlement ? Les principes d’intérêt public que j’ai mentionnés – libre concurrence, respect de la vie privée, droit des consommateurs – trouvent difficilement leur place dans un accord purement privé élaboré par des parties en litige. Les auteurs et les éditeurs n’ont-ils pas après tout intérêt à essayer d’en retirer un maximum d’argent. Et qui aura le droit de se plaindre s’ils parviennent à une entente cordiale avec Google ?

Par katirae

Par katirae

Mais la vraie question réside dans la manière dont la procédure de recours collectif a été employée dans cette affaire. Il n’était pas nécessaire d’intenter un recours collectif pour savoir si la loi autorisait Google à numériser les livres et à les indexer. Les auteurs et éditeurs qui s’opposaient aux agissements de Google auraient pu simplement l’attaquer pour violation de leurs propres droits d’auteur. Ils auraient alors pu gagner ou bien perdre. Mais dans les deux cas, la décision du juge aurait répondu à la question juridique au cœur du problème.

Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. A la place, un petit groupe de titulaires de droits a choisi de monter un recours collectif, forçant tous les autres intéressés à se constituer partie au procès à leurs côtés. Et cela comprend beaucoup des personnes qui sont dans cette salle. Et peut-être même vous. Vous étiez-vous déjà rendu compte que vous étiez vous aussi un plaignant ? Je ne sais plus moi-même si je participe à ce recours ou non.

Au sein de ce vaste groupe de plaignants, il existe une sous-catégorie qui ne bénéficiera pas en tout état de cause de cet accord. Je pense aux titulaires d’œuvres réellement orphelines dont l’existence même rendait la situation si problématique pour Google au début de l’affaire. Par définition, il n’est pas possible de retrouver les titulaires d’œuvres orphelines. Il n’était pas possible de les retrouver à l’origine pour négocier avec Google, et on ne peut pas non plus les retrouver maintenant pour qu’ils réapparaissent et viennent réclamer l’argent qui leur est dû selon le Règlement, pas plus qu’ils ne peuvent – et c’est le plus important – être retrouvés pour nous dire si les termes de l’accord ne correspondaient pas à ce qu’ils auraient voulu pour eux-mêmes et pour la société.

Bien sûr, ce mécanisme du recours collectif est indispensable pour qu’un tel accord fonctionne. Il nous donne, à nous le public des lecteurs, accès à tous ces livres. Mais seul le petit nombre de personnes qui ont réellement pris part à l’accord est en train de se remplir les poches, et pas nécessairement d’une manière compatible avec les intérêts de la société.

Google est donc sur le point d’obtenir la possibilité de numériser et de rendre disponible les livres en toute légalité. Aucun de ses concurrents ne pourra se lancer dans la vente du corpus entier des livres sans avoir obtenu le consentement individuel de chaque titulaire de droits. Et bien sûr, ils ne pourront pas le faire, pour les mêmes raisons qui empêchaient Google de le faire à l’origine. Ils devront s’engager dans leur propre recours collectif et il n’est pas certain qu’ils trouveront quelqu’un disposé à négocier avec eux. Google a verrouillé ce marché et personne ne sera en mesure d‘obtenir la même permission légale qu’il est parvenu à s’arroger.

On m’a opposé l’argument que les recours collectifs sont précisément faits pour obtenir ce genre de résultats. N’est-ce pas l’objet des recours collectifs de régler les problèmes une bonne fois pour toutes de cette façon ? Oui et non. Un recours collectif classique s’applique à des affaires de médicaments dangereux ou de produits défectueux. Tous les acheteurs ou tous ceux qui ont eu à en souffrir se regroupent ; la firme verse une grosse somme d’argent et les plaignants se répartissent le montant entre eux. Il s’agit d’un dédommagement pour des actes fautifs commis dans le passé.

Le recours collectif dont nous parlons ici est très spécial. Il ne s’agit pas pour Google de faire amende honorable pour des choses passées. Il s’agit au contraire d’un accord structurel qui va reconfigurer dans l’avenir l’industrie du livre tout entière en donnant à Google – et à lui seul – accès à l’intégralité du stock des œuvres épuisées. Pour ce faire, le Règlement passe outre les droits des personnes qui ne prennent pas part au procès. Et vu le sort réservé aux œuvres orphelines dans la loi sur le droit d’auteur, nous savons qu’il est complètement improbable que ces plaignants absents au procès puissent faire quoi que ce soit pour s’opposer à ce que Google remporte la mise à leur place.

Il s’agit d’une nouvelle version du paradoxe de Russel, appliqué au recours collectif. Ce recours regroupe en fait des personnes qui n’ont pas conscience d’y prendre part. Dans le cadre de ce recours collectif, les plaignants actifs ont pu se servir du vaste ensemble des droits d’auteur sur les œuvres orphelines comme d’une monnaie d’échange. Les plaignants actifs ont négocié au nom de tous, alignant tous ces millions de livres pour le seul bénéfice de Google. Les orphelins sont devenus des zombies, rappelés d’entre les morts par la magie noire du recours collectif et transformés en une armée titubante obéissant à la seule volonté de Google.

Cela, je vous demande d’y réfléchir, ne devrait pas être la manière dont les choses se passent  dans une démocratie. Nous avons un système politique pour trouver des solutions aux grands problèmes de société. Nous avons un Congrès, qui fait passer des auditions et vote des lois. Nous avons des administrations qui peuvent délivrer des avis d’experts et prendre des décisions raisonnées. Le prétoire n’est pas un endroit conçu pour résoudre des problèmes de cette ampleur, impliquant les droits d’auteur de millions de plaignants. Les procès sont faits pour résoudre des conflits entre individus – Vous contre Moi. Ce n’est pas la bonne manière de s’attaquer à des problèmes aussi complexes et aussi vastes, que celui de l’accès à toute l’information contenue dans tous les livres.

Peut-être ce règlement aura-t-il quand même un effet positif pour la société : de bonnes choses sortent parfois des pratiques les plus corrompues. Mais nous devons bien être conscients que ce n’est pas de cette manière que les choses auraient dû se dérouler. Les parties ont atteint un résultat différent de celui que la société était en droit d’attendre. Peut-être notre système politique est-il trop grippé pour régler à la fois le problème de la recherche dans les livres et la question des œuvres orphelines ? Mais nous ne devrions pas pour autant renoncer à exiger mieux que cela ; nous ne pouvons pas nous contenter de baisser les bras en disant : « C’est toujours mieux que rien ».

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