Un plaisir toujours coupable : le mashup
Le mashup, phénomène musical de la décennie ? C'est aussi l'avis du très sérieux journal anglais The Guardian qui en novembre dernier attribuait au mashup A Stroke of Genius le titre de "chanson qui définit la décennie". On finirait presque par croire que la culture du Remix est en passe de recevoir ses lettres de noblesse ... Mais c'est peut-être un peu vite oublier que s'adonner au mashup demeure un plaisir parfois coupable ...
Depuis le début de l’année plusieurs grands sites d’information américains comme MTV, le Wall Street Journal, le New York Post ou le Huffington Post ont mis à l’honneur la pratique du mashup musical, qui consiste à mélanger deux ou plusieurs morceaux de musique différents pour en faire une nouvelle Å“uvre hybride empruntant à chacun. C’est la parution d’une compilation des 25 meilleurs mashups de l’année par le Bootie, un club de San Francisco spécialisé en la matière, qui a suscité cette reprise dans les médias mainstream.
(Genre.mashup. Par daniel.d. CC-BY-SA. Source : Flickr)
Sur le blog du Bootie (très intéressant d’ailleurs), on se félicite de cette forme d’apologie d’une pratique qui, il n’y a pas si longtemps, relevait encore du cabinet de curiosités culturelles et de la contre-culture confidentielle :
Seven years ago, everyone thought our little mashup hobby was just a silly underground fad. But in the past week, our little “hobby” has popped up on MTV, Wall Street Journal, New York Post, Huffington Post, CNN, and more. Is the “Best of Bootie 2009″ CD a harbinger of where music is going in the new decade ?
Le mashup, phénomène musical de la décennie ? C’est aussi l’avis du très sérieux journal anglais The Guardian qui en novembre dernier attribuait au mashup A Stroke of Genius le titre de “chanson qui définit la décennie“. On finirait presque par croire que la culture du Remix est en passe de recevoir ses lettres de noblesse…
Mais c’est peut-être un peu vite oublier que s’adonner au mashup demeure un plaisir parfois coupable et une pratique susceptible d’entraîner rapidement des complications juridiques aiguës.
Le Bootie en a d’ailleurs rapidement fait l’amère expérience puisqu’une semaine seulement après la célébration dans les grands médias, la major EMI s’est manifestée pour exiger le retrait de la compilation du mashup Nirgaga, qui mélangeait allègrement la musique du morceau Poker face de Lady Gaga avec les paroles de Smell Like Teen Spirit de Nirvana. Le Digital Millenium Copyright Act américain a mis en place une procédure (takedown notice) qui facilite grandement le dépôt de ce genre de plaintes par les titulaires de droits, même lorsque la violation de copyright est douteuse (voir les abus critiqués par l’Electronic Frontier Fondation dans son Takedown Hall of Shame). Dans bien des cas, la personne mise en cause n’a que le choix de retirer promptement les contenus visés et c’est ce que le Bootie s’est résolu à faire pour Nirgaga.
A vrai dire, la compilation ne perd pas forcément au change, puisqu’une hilarante hybridation d’Iron Maiden et des Monkeys est venue remplacer le morceau tombé au champ d’honneur du remix (the Tropper Believer) ! Sur Youtube, la vidéo de Nirgaga est toujours là , mais amputée de sa bande son pour éviter les foudres d’EMI Publishing. Cela dit, il n’est pas très compliqué de retrouver sur le web la vidéo avec sa musique…
Lorsqu’on consulte l’aide de Youtube sur le respect des droits d’auteur, on tombe sur ces conseils qui laissent quelque peu songeur :
Comment vous assurer que votre vidéo ne constitue pas une infraction aux droits d’auteur d’un tiers ?
La seule manière de s’assurer que votre vidéo ne porte pas atteinte aux droits d’auteur de tiers consiste à mettre vos compétences et votre imagination à profit pour créer une Å“uvre entièrement originale. Cela peut aller du simple enregistrement d’un groupe d’amis faisant des grimaces au tournage plus complexe d’un court métrage incluant script, acteurs et tout le tralala. Si l’Å“uvre est de votre propre création, vous n’aurez jamais à vous soucier des droits d’auteur, puisque vous en êtes propriétaire !
Certes… mais une grande part des usages numériques d’aujourd’hui consiste justement à reprendre des contenus déjà existants pour s’en servir comme point de départ pour de nouvelles créations et c’est même ce qui fait l’intérêt de plateformes comme Youtube. Les User Generated Content, ces contenus produits par les amateurs, sont rarement des créations originales (certains vont même jusqu’à dire que celles-ci ne constituent guère plus d’1% du volume total).
Sur le site de l’Electronic Frontier Fondation, on relève que la violation de copyright est loin d ‘être évidente en ce qui concerne Nirgaga et que cet usage pourrait bien relever du fair use (usage équitable), permettant la réutilisation de contenus protégés sous certaines conditions :
For now, you can still find it online, so you can listen and reach your own fair use conclusions. The song is obviously transformative, and it’s hard to imagine it as a substitute for the originals.
En effet, un des critères du fair use paradoxalement est le caractère transformatif de l’usage, comme le rappelle James Valenza dans cette présentation :
Transformative use is fair use. When a user of copyrighted material adds value to, or repurposes materials for a use different from that for wich it was originally intented, it will likely be considered transformative use ; it will likely be considered fair use. Fair uses embraces the modifying of existing media content, placing it in new context.
Ce lien entre le fair use et l’idée de valeur ajoutée paraît favorable au mashup, mais dans la réalité, l’application de la notion de fair use est très aléatoire et soumise à l’appréciation finale des tribunaux, avec une grande part d’incertitude juridique. Les Fair Uses Battles se multiplient et attestent que le mashup ne possède pas encore outre-atlantique d’une réelle assise juridique (voir aussi cette vidéo).
Dans la pratique, le mashup musical reste largement suspendu à la tolérance des titulaires de droits qui peuvent à tout moment décider d’agir pour demander le retrait. EFF se demande d’ailleurs dans son billet si l’affaire Nirgaga n’est pas le début d’une offensive généralisée qu’EMI s’apprêterait à lancer contre les mashup. Ce qui est certain, c’est qu’EMI a intérêt à se montrer prudente si elle décide de le faire…
En effet en 2008, EMI avait déjà agi pour demander le retrait d’un mashup mélangeant le morceau Viva la Vida de Coldplay qui figure à son catalogue avec If I could fly de Joe Satriani. Déjà à l’époque, EMI avait facilement obtenu de la part du créateur de la vidéo qu’il obtempère, mais à cause du buzz suscité par l’évènement, certains mélomanes avaient fini par mettre en avant que le mashup superposait si bien les deux morceaux que la chanson de Coldplay semblait être… un plagiat de la mélodie plus ancienne créée par Joe Satriani (et c’est vrai que la ressemblance est assez troublante !). Tout cela finit par arriver aux oreilles du guitariste qui ne manqua pas de menacer de porter plainte contre Coldplay qui préféra régler l’affaire par un règlement amiable contre espèces sonnantes et trébuchantes. Le plus drôle dans cette histoire, c’est que pendant la polémique, les mashup Coldplay/Satriani se sont multipliés comme des petits pains sur la Toile pour essayer de montrer les similarités entre les deux morceaux, obligeant la firme devenue nerveuse à déposer à tour de bras des demandes de retrait. Si Youtube a fini par être nettoyé (quoique, en cherchant bien !), c’est un jeu d’enfant de trouver des vidéos ailleurs, comme cet excellent Viva le Plagiat ! sur Dailymotion. Preuve que le mashup peut être tenace et vous coller à la peau du web !
Un vraie “Mashup Malediction” a fini par s’attacher à  tous les protagonistes de cette histoire, car Joe Satriniani à son tour s’est vu soupçonné d’avoir copié lui-même un morceau de Cat Stevens de 1973 et on apprend cette semaine que Cold play est encore une fois accusé de nous avoir servi du réchauffé sur trois de ses titres phares qui font l’objet d’une plainte pour plagiat !
Que d’énergie contentieuse dépensée en lieu et place de l’énergie créatrice ! Ce que démontrent ces exemples, c’est qu’entre la création originale et le mashup, il n’existe certainement qu’une différence de gré et pas de nature, tenant au rôle de l’inspiration et de la réminiscence dans le processus créatif. Tout comme la distinction entre l’utilisation simple et la réutilisation devient difficile à établir avec les nouveaux usages numériques et les possibilités offertes par la technique. Et le hiatus avec les schémas juridiques paraît extrêmement profond…
Dès lors, comment faire en sorte que le droit retrouve son assiette pour accompagner ces usages ? La question est complexe.
Aux Etats-Unis, une consultation a été lancée en septembre dernier par le Copyright Office pour étudier la possibilité d’introduire, au-delà du seul fair use, de réelles exemptions légales afin de couvrir les remix réalisés à des fins non-commerciales. Cette proposition a donné lieu à des prises de position intéressantes de la part d’EFF et de l’OTW (Organization for Transformative Works), mais aussi de grandes associations de bibliothécaires américains. On ne sait pas si cette initiative connaîtra bientôt des suites concrètes.
Du côté de l’Union européenne, l’idée d’introduire de nouvelles exceptions dans la directive sur le droit d’auteur en rapport avec “le contenu créé par l’utilisateur” avait été avancée dans le livre vert “Le Droit d’Auteur dans l’Economie de la Connaissance”. Mais cette piste a finalement été abandonnée à l’issue de la consultation qui a accompagné la parution du livre vert devant l’opposition des titulaires de droits. Les conclusions de la Commission à ce sujet sont assez décevantes :
As the issue of UCC [User Created Content] is still a nascent phenomenon, the Commission intends to further investigate the specific needs of non-professionals that rely on protected works to create their own works. The Commission will further consult on solutions for easier, more affordable and user-friendly rights clearance for amateur users.
La consultation lancée par la Commission en septembre dernier sur les Contenus Culturels Creatifs aborde à plusieurs reprises la question des User Generated Content, mais sans vraiment faire le lien avec les usages créatifs, et on éprouve la désagréable impression que l’utilisateur est encore surtout considéré comme un consommateur passif, plus que comme un co-créateur ou un co-producteur des contenus culturels en ligne.
En France, le rapport Zelnik consacré à l’offre culturelle légale en ligne fait complètement l’impasse sur la question du remix et si des systèmes de licence légale ou de gestion collective sont envisagés, c’est encore seulement pour la diffusion des contenus et non pour leur réutilisation. Comme le note Philippe Aigrain sur son blog, le rapport Zelnik ne comporte par ailleurs aucune référence aux licences libres, comme les Creative Commons, qui pourraient pourtant apporter une solution en permettant aux créateurs d’autoriser a priori la réutilisation de leurs oeuvres.
Mais le succès de ces licences libres dépend beaucoup de la possibilité de les employer sur les grandes plateformes de partage de contenus. Or si les Creative Commons peuvent être utilisées pour les photos sur Flickr par exemple, il n’en est pas encore de même pour les vidéos, sur Youtube ou Dailymotion qui ne proposent pas cette possibilité à leurs utilisateurs. Des projets ont pourtant été annoncés, mais ils ne semblent pas s’être concrétisés.
A moins de sortir de ce paradigme en consacrant une forme de droit du public à la réutilisation créative, on peut craindre que le mashup ne reste encore pour longtemps un plaisir coupable… qui arrivera toujours à trouver sa voie !
Allez voir par exemple le résultat du Youtube Mashup Project…
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