Les réseaux sociaux au service de la société de surveillance
Un smartphone, ça sert à prendre ton cousin en photo à sa soirée d'anniversaire pour la mettre sur Facebook. Ça sert aussi à mettre en ligne des images de hooligans en fureur pour essayer de les identifier.
La dénonciation et le témoignage à charge sont des procédés courants dans le processus judiciaire. Toutefois, lorsqu’ils ne se passent plus dans la sphère confidentielle et encadrée du bureau d’un officier de police mais sur des sites publics, au nom de la citoyenneté, ils peuvent prêter à caution. C’est ce qui se passe à Vancouver, au Canada.
Émeutes de supporters
Le 15 juin, les Canucks de Vancouver se font laminer 4 à 0 devant les Boston Bruins en finale de la National Hockey League, le championnat de hockey sur glace d’Amérique du Nord. Et quand supporter déçu, lui mettre la ville à sac. Bilan de plus de trois heures d’émeutes, 180 blessés, 15 voitures brûlées, des vitrines brisées, des magasins pillés et des milliers de photos et vidéos capturées. Autant de traces potentielles pour identifier les fauteurs de troubles.
Alexandra Samuel, directrice du Centre des médias sociaux et interactifs de l’Université Emily Carr, revient dans un article très critique [en] sur ce qu’elle considère comme de la « surveillance citoyenne ». Cette fois-ci, ce n’est plus l’antienne du réseau social fauteur de trouble qui est sortie mais l’inverse : le réseau se fait auxiliaire de police. Que la communauté des fans de hockey comprennent un certain nombre de gros bourrins ne la gêne pas, elle le sait déjà. Non, ce qui l’a dérangée, c’est le comportement de « sa » communauté en ligne. Elle raconte :
« À peine les émeutes avaient-elles commencé que les tweets ont fusé :
Et regrette:
Cette adhésion enthousiaste au rôle potentiel des médias sociaux pour identifier les fauteurs de trouble m’a tout de suite dérangée. Je n’étais pas la seule. Comme un tweet largement repris l’a dit : “C’est la face sombre des smartphones et des médias sociaux : des gros cons prennent des photos et tweetent qu’ils sont au milieu des émeutes.”
L’entrée dans la “surveillance citoyenne”
La police joue le jeu des réseaux sociaux, en deux temps :
Sur Facebook, le VPD explique aussi [en] la marche à suivre pour envoyer des vidéos. Si elle détaille comment mettre le fichier en privé, elle n’impose en rien cette option.
Et le processus fonctionne, la participation est forte. Alors que la police se réjouit, Alexandra Samuel met l’accent sur les dangers du procédé. Si « la documentation et la narration ont toujours été au cœur de la culture des social media », les bornes du journalisme citoyen sont dépassées, les gens entrent dans la « surveillance citoyenne » :
Je suis bien moins à l’aise quand je pense à d’autres façons dont la surveillance crowdsourcée a été ou pourrait être utilisée : par le lobby pro-vie postant des photos de femmes se rendant dans des cliniques qui pratiquent l’avortement. Par des informateurs de régimes totalitaires traquant des billets et des tweets critiques envers le gouvernement. Par des patrons qui peuvent scanner Facebook pour voir lequel de ses employés a été taggué sur des photos de la Gay pride.[...]
Les utilisateurs des médias sociaux doivent décider si la surveillance doit faire partie de notre mission et de notre culture en ligne. [...]
Le but des médias sociaux – ou ce à quoi ils peuvent être destinés, si nous utilisons pleinement leur potentiel – c’est de créer une communauté. Et rien n’érodera plus vite la communauté, aussi bien en ligne qu’IRL, que de créer une société de surveillance mutuelle.
A contrario, certains ne voient dans cette surveillance crowdsourcée que le prolongement naturel 2.0 d’initiatives : « Je ne vois rien de mal avec cette “surveillance citoyenne, c’est ce que Parents Secours (qui vient en aide aux enfants, NDLR) et Community Watches (qui vient en aide à la police, NDLR) font depuis des décennies », explique ainsi un internaute en commentaire. Il faut souligner là un point culturel : un Anglo-saxon n’a pas de problème avec la notion de délation, la « neighbourhood watch » [en], la surveillance du voisinage, est quelque chose d’intégré. Contrairement à la France, où la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale a connoté de façon très péjorative cette pratique.
La façon dont certains ont dépassé les instructions de la police apportent déjà de l’eau au moulin d’Alexandra Samuel. Sous le coup de la colère devant l’ampleur des dégâts, certains ont mis en place des sites, où sont publiées les photos, sans floutage. Ainsi Vancouver Riot Pics [en] non seulement invite les gens à envoyer leurs photos, mais affiche carrément en homepage un diaporama. Leur page Facebook a été likée par plus de 100.000 personnes.
Il y a aussi ce Tumblr Vancouver 2011 Riot Criminal List [en], sous-titré : « Anonymous crime in a Web 2.0 world? I don’t think so! » (« Le crime anonyme dans un monde 2.0 ? Je ne pense pas ! »).
Ce sont aussi de simples groupes Facebook rassemblant des photos qui ont été mis en place, comme Stupid Vancouver Riot [en], ou bien Report Canuck RIOT Morons [en], ou bien encore un compte Flickr. Les commentaires donnent lieu à une forme de justice/vindicte populaire, sur le schéma image des présumés coupables + insultes. Ici rigolarde, avec quand même un « salope » à l’appui :
Parfois on s’improvise enquêteur :
Pour une justice sereine, on repassera. Dans le même esprit, on peut citer le contrôle crowdsourcée de la frontière du Mexique avec les États-Unis : n’importe qui avec une connexion peut débusquer les immigrants illégaux sur les écrans reliés à un réseau de webcams.
Sans même parler de philosophie du réseau, le droit définit déjà en partie ce qui relève de l’illégal, à charge au législateur d’adapter si nécessaire le corpus pour apporter un cadre à ces nouvelles pratiques.
On a le droit de prendre des photos de personnes présentes à une manifestation, et certainement le droit de les poster sur un site, explique Marie-Andrée Weiss, avocate au barreau de New York, spécialisée dans les questions de vie privée et du numérique. C’est le droit à l’information, qui peut primer sur le droit à la vie privée. S’il s’agit d’un événement d’actualité, dont la presse peut légitimement rendre compte, que les photographies sont en relation directe avec l’article ou l’information rapportée sur les réseaux sociaux, que ces photographies sont prises dans un lieu public et qu’elles ne portent pas atteinte à la dignité de la personne prise en photo, c’est légal. Mais on n’a pas le droit de les dénoncer les personnes prises en photo comme criminels ou déviants, ou bien de tagguer les photos de manière insultante, ce serait diffamatoire.
L’utilisation de la reconnaissance faciale pose aussi des problèmes. L’Insurance Corporation of British Columbia, qui propose un logiciel à cette fin, a ainsi offert ses services à la police de Vancouver. Et il pourrait en être de même avec Facebook. Mark Rotenberg, directeur exécutif de l’Electronic Privacy Information Center, qui a porté plainte contre la Federal Trade Commission américaine à propos du logiciel du réseau social, a exprimé ses doutes [en] sur cette initiative. Enfin, note Marie-Andrée Weiss, « cela poserait des questions de validité de ce moyen de preuve ».
Dans un communiqué de presse publié le 20 juin, soit 5 jours après les émeutes, la police de Vancouver déclare avoir reçu approximativement 3500 emails, dont 53 avec des vidéos et 708 avec des images en pièce jointe, 676 avec des liens vers YouTube, 1011 liens vers d’autres réseaux sociaux (essentiellement Facebook), 344 emails ne contenant que du texte… plus 280 signalements via le Crime Stoppers, le formulaire de dénonciation anonyme de la police de Vancouver.
12 personnes se sont rendues d’elle-mêmes après que la police ait indiqué qu’elle serait plus clémente avec ceux qui se viendraient se livrer et, au total, 117 personnes ont été interpellées. La police ne précise pas, cela dit, le nombre des personnes arrêtées parce qu’elles avaient été dénoncées ou retrouvées grâce aux photos et vidéos partagées sur les réseaux.
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Image CC Flickr Dustan Sept
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