Europe numérique, le déclin ?
Alors que l'histoire numérique est écrite par Apple et Google, quelles sont les raisons du retard du Vieux Continent dans la nouvelle économie ? L'analyse d'un expert italien, publiée par le quotidien économique Il Sole 24 Ore.
CATANE (Italie) – Ce bout de Sicile entre la Méditerranée et l’Etna nous pousse à réfléchir aux notions de mythologie, travail ou encore électronique. Nous sommes dans l’un des endroits où finit – ou recommence peut-être – l’Europe de la technologie : le campus de STMicroelectronics (STM), société née de la fusion entre l’italienne SGS Microelettronica et la française Thomson Semiconducteurs. Et plus précisément dans le bâtiment M6, qui aurait dû être une usine pour la production de mémoires flash utilisées dans tous les gadgets électroniques qui ont besoin de se souvenir des données même lorsqu’ils sont éteints. Mais le projet n’a jamais pris son envol, malgré une joint-venture avec Intel, à cause de la concurrence des sous-traitants en Asie. STM, fleuron de l’électronique européenne, a donc baissé les bras et vendu ses parts à Micron. Le verre à moitié vide.
En revanche, la qualification de la main-d’Å“uvre locale, le soutien des autorités publiques, la proximité du marché européen, un accord avec Enel [équivalent italien d'EDF nldr] ont convaincu le japonais Sharp : ici, il produira des panneaux photovoltaïques pour les nouveaux systèmes solaires intégrés avec le géant italien de l’électricité. Le verre à moitié plein.
Mais où en est l’Europe de la technologie ? En est-elle à la fin ou au début de son histoire ? Certes, elle perd des points dans de nombreux classements du numérique. Mais elle est riche en valeur. Prenez les accéléromètres. C’est STM qui les a inventés, développés et fabriqués. Ils sont aujourd’hui essentiels pour des géants mondiaux tels que Nintendo, Apple et autres Toshiba, très friands d’installer dans leurs produits ces nouveaux capteurs capables d’enregistrer le mouvement dans l’espace. Une application pratique ? Le jeu de tennis avec la Wii de Nintendo, par exemple. Selon iSupply, STM est le leader mondial de ce secteur dans lequel la multinationale n’en finit pas d’innover, en gardant bien derrière ses concurrents, comme en témoigne l’introduction récente d’un gyroscope numérique triaxial.
Hélas, cette histoire, avec d’autres succès mondiaux tels que Nokia et Vodafone, ne change pas le fond du problème : l’Europe, avec son obscure stratégie de Lisbonne et ses entreprises de renom telles que Philips ou Siemens, ne fait pas rêver . Elle ressemble à un continent solide mais qui vieillit – en 2025, 2,2% des 8 milliards d’habitants de la planète seront des Européens âgés de plus de 65 ans – alors que l’histoire est écrite par les leaders en jeans d’Apple, Google et autres Facebook, ou par d’agressifs géants asiatiques. Ainsi, les Européens semblent avoir perdu le contact avec le peloton de tête du numérique, même s’ils sont considérés comme les futurs leaders dans le secteur des nanotechnologies ou du green business, dit-on chez l’OCDE. Soit trop en retard, soit trop en avance : c’est comme si les Européens n’étaient pas synchronisés avec la planète.
Hélas, si le présent s’appelle Internet, innovation et réseau, il est clair que les Européens sont ailleurs. Klaus Hommels, gourou de la finance, analyse : «En Europe, avec Internet nous détruisons plus de capitalisation boursière que nous n’en bâtissons. Cela n’arrive pas aux États-Unis, en Chine ou en Russie». Les domaines menacés par Internet perdent du profit en Europe, affirme Hommels, tandis que le continent ne produit pas de nouveaux leaders du marché et que ses capital-risqueurs n’ont pas la mentalité de les appuyer. Les idées des Européens se heurtent aussi à la multiplicité des langues, ce qui finit par fragmenter le marché intérieur.
Les Américains ont un leadership culturel imbattable
La question est même plus subtile : dans le domaine d’Internet, les Américains semblent imbattables non seulement parce qu’ils ont l’argent et un grand marché domestique mais aussi parce qu’ils ont un leadership culturel imbattable.
Certes, des innovateurs du Web peuvent émerger n’importe où, mais s’ils cherchent un développement global, ils finissent par découvrir qu’il vaut mieux passer par les États-Unis. Prenez Skype. Le leader mondial de la téléphonie par Internet, est certes né en Europe mais il s’est vite retrouvé en Californie. «Je travaille à Milan parce que cela me plaît», déclare Erik Lumer, vieux loup de mer du Web et aujourd’hui fondateur de Cascaad, une plateforme qui cherche le succès dans l’espace des moteurs de recherche sociale, les nouvelles technologies qui tirent parti de Twitter et autres réseaux sociaux. «Je garde un réseau en Californie où je me rends souvent, car le succès passe par là », assure-t-il. La technologie de Lumer ne va pas décoller si elle ne persuade pas les Californiens qui, à leur tour, devront transmettre leur enthousiasme au reste du monde. En effet, pour faire connaître Cascaad et intriguer les experts, il a fallu une interview du techno-gourou Robert Scoble.
C’est ce qui s’est passé aussi avec Tweefind, un moteur de recherche consacré à Twitter, qui avait été conçu en Sardaigne par un petit groupe de développeurs dirigé par Luca Filigheddu, mais qui a attendu une revue du fameux blog Mashable pour être connu. Dans l’enchevêtrement des variations infinies que le Web peut offrir, le leadership est assuré par le système le plus crédible. Force est de constater qu’à l’heure actuelle, entre Américains et Européens, il n’y a pas de comparaison.
L’Internet est un domaine concurrentiel où le succès vient de plusieurs facteurs. Bien sûr, il faut la technologie. Mais il faut aussi les développeurs qui génèrent des applications qui la rendent utile. Et les utilisateurs qui lui confèrent de la valeur. D’abord les utilisateurs et ensuite l’argent, disent les Américains : entre plusieurs technologies, sur la Toile, c’est toujours la plus utilisée qui gagne. Aussi, les nombreux composants qui génèrent de la valeur sur le Web ont besoin d’un leader qui assure la direction et le rythme de l’innovation pour l’écosystème tout entier. Autrefois, ceci était défini par le couple Intel-Microsoft. Aujourd’hui, le domaine s’est élargi : Google, Apple, ou même Facebook n’ont peut-être pas une taille colossale en termes de personnel, mais elles guident des centaines de milliers d’entreprises et des centaines de millions de personnes dans la création de valeur en ligne. Faut-il en conclure que les Européens sont destinés à quitter les secteurs de la technologie numérique ?
Cet article a été publié le 23 février sur le quotidien italien Il Sole 24 Ore. Son auteur, Luca De Biase, est un journaliste italien expert du Web et des nouvelles technologies. Adriano Farano, journaliste et co-fondateur de cafebabel.com, en a assuré la traduction.
Photo Pete Ashton sur Flickr
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