Google prétend (toujours) vouloir sauver le journalisme
Le moteur de recherche propose ses solutions pour sauver la presse écrite, après diagnostic de la situation. Le maître-mot : expérimenter. Son discours n'a rien d'absurde, contrairement à ce que les préjugés pourraient laisser croire.
Allez, avouez que le titre de ce billet vous fait frémir. Non mais quoi, Google nous rentre déjà par tous les pores de la peau, et en plus – quel culot - le moteur de recherche tout-puissant serait le messie rédempteur de la presse ? C’est vrai que j’ai moi-même ressenti un brin d’irritation en lisant le titre de l’article très fouillé “How to save the press“ (James Fallows, The Atlantic, juin 2010) qui, de manière d’ailleurs énervante, ne mentionne même pas Google dans son titre .
Nous sommes, après tout, habitués à lire le contraire : Google est en train d’étouffer la presse et en tirera jusqu’au dernier souffle de vie. Une fois cette opération réussie, je schématise, l’info serait une purée uniforme régurgitée par autant de clones photoshopés sans conscience, des espèces d’anti-Hunter S. Thompson terrifiants de naïveté et d’égoïsme, manquant d’imagination au point de se laisser avaler totalement par la machine à fric esclavagiste. Brrr, cela fait peur, non ?
Malgré mon dégoût initial, j’ai décidé de lire attentivement l’article de Fallows. Une fois correctement saucissonné, il se divise facilement en deux parties : d’une part le constat de Google sur l’état de la presse, et de l’autre, les solutions proposées .
Le constat de Google sur l’état de la presse
Pas d’avenir économique pour la presse écrite. Hal Varian, le “Chief Economist” de Google, dit ceci du modèle économique sur lequel fonctionne la presse écrite : “Si on faisait table rase et qu’on recommençait, on ne choisirait jamais le modèle actuel. Faire pousser des arbres, en faire de la pâte à papier, puis expédier les rouleaux du Canada ? Faire passer les rouleaux dans des rotatives qui coûtent les yeux de la tête, les couper en tranches qui doivent être distribuées illico à des milliers de gens, kiosques, boutiques, ou les surplus du jour précédent deviennent immédiatement obsolètes et doivent être jetés ? Qui dirait que ça a le moindre sens ?” J’ajouterais, à titre personnel : faire travailler des enfants très tôt le matin, avant l’école, pour assurer cette distribution ? Les Français qui se plaignent de ne pouvoir avoir leur journal dans leur boite aux lettres avant sept heures du matin n’ont jamais vu ces enfants, le plus souvent élèves à l’école primaire, distribuer porte-à-porte parfois à partir de cinq heures du matin. Moi, oui, et je trouve ça dégueu : d’ailleurs, j’achète plein de journaux mais je n’ai pas d’abonnement.
Val Harian ajoute un élément dont je ne me rendais pas complètement compte : à cause, notamment, de ces coûts énormes d’imprimerie, la plupart des journaux dépensent seulement 15% de leur revenu sur ce qui est leur seul véritable actif de valeur : les journalistes. Comme contre-exemple, il cite le Wall Street Journal et le New York Times, qui dépensent plus pour leurs journalistes que pour les frais d’imprimerie et de distribution. Mais ils constituent une exception.
Ajoutez à cela la révolution Internet et la baisse des revenus publicitaires de la presse écrite de ces deux dernières années, et vous avez la réponse Google : il ne s’agit pas nécessairement pour les éditeurs de laisser tomber la presse écrite, mais elle ne fera probablement pas partie du futur modèle économique des journaux. Il s’agirait (et ce sont mes mots pas ceux de Google) d’un poids mort dont il faudrait faire en sorte qu’il ne pèse pas trop sur les finances.
Des problèmes pour lesquels la presse ne devrait pas se battre le flanc. La vision de Google de la cause des problèmes n’est pas condescendante : les médias traditionnels ne sont pas une arrière-garde obsolète, et les journalistes ne sont pas un tas de losers antédiluviens pathétiques. Comme Fallows l’écrit, la perception prépondérante chez les cadres de Google est que “ce qui arrive à la presse est dû à d’énormes changements technologiques, et non à la myopie ou à la vision réactionnaire des éditeurs, rédacteurs et propriétaires de journaux.”
La solution est à chercher online. Pas très étonnant et pas trop neuf non plus, les pontes de Google disent à la presse de favoriser l’expérimentation d’une solution sur la partie en ligne de leurs affaires, qui est d’après eux la seule qui sera, à terme, économiquement soutenable. Mais ils admettent que les prochaines années n’auront rien de simple.
Entre deux feux. Les journaux sont maintenant entre deux feux : (1) le coût énorme de la machine ancienne dont ils ne peuvent pas encore se débarrasser et (2) l’expérimentation onéreuse en ligne, qui rapporte des revenus publicitaires et en abonnements encore frugaux par rapport aux temps les meilleurs de la presse écrite. Dans le marché actuel, par exemple, les coûts administratifs pour placer une pub en ligne peuvent atteindre jusqu’à 30% de la valeur de la pub, contre seulement 2 ou 3% dans la presse écrite.
Trop d’uniformité ? Krishna Bharat, qui est le cerveau derrière le tentaculaire “Google News”, considère que l’un des autres problèmes majeurs de la presse, surtout en ligne, est la production de contenus trop uniformes. D’après lui, les journaux se jetteraient tous sur les mêmes nouvelles, traiteraient l’information de manière similaire et pousseraient leurs journalistes dans une logique de production acharnée d’articles fades et sans valeur ajoutée. Je ne peux pas dire que je ne perçois pas la même tendance, et nombre d’entre vous savent à quel point j’aimerais pouvoir dire le contraire…
Il y a une solution. Eric Schmidt ajoute qu’il a énormément d’espoir pour la presse, tout simplement parce que le problème ne se situe pas dans la baisse de la demande d’information, au contraire. La demande est là et c’est ce qui compte. Selon lui, il suffit de trouver un “business model” pour rentabiliser les “globes oculaires”, c’est-à-dire le nombre de personnes qui lisent tel ou tel article. En résumé, pour Google, il n’y a pas le moindre doute que d’ici dix ans, la presse sera robuste et mieux financée. Ce qui arrivera l’année prochaine est moins clair. Leur conseil à cet égard : expérimenter, expérimenter et expérimenter de nouvelles solutions en ligne.
Les solutions proposées n’impliquent pas Superman
Les solutions proposées par les cadres de Google – telles que présentées dans l’article de Fallows – n’impliqueraient en rien le remplacement de nos bons vieux journalistes terriens par des petits supermans Kriptoniens cachant des justaucorps en spandex derrière des allures de reporters myopes. Non, rien d’aussi spectaculaire. Les journalistes pourraient garder leur âme, considérée comme la clé de voûte du système, ou les fondations. Comme un truc vachement important pour tenir la baraque ensemble, en tout cas. Ouf.
Essayer tous azimuts
En bref, l’esprit de Google est en premier lieu, de croire qu’il y a une solution, ou plusieurs, et d’essayer, tout ce qui pourrait être une solution. Car, “rien ne marchera sûrement mais tout pourrait peut-être marcher” (Clay Shirky, Newspapers and thinking the unthinkable, 2009).
Oui, vous avez bien lu : il faudrait E-SSA-YER, oui, essayer tout et son contraire, essayer pour vérifier ce qui marche et ce qui ne marche pas. Trêve de blablas improductifs : il s’agit d’agir. Dans tous les sens. Maintenant. Hier. Allez, zou! Le problème que perçoit Google avec cela (là c’est moi qui schématise) c’est que les éditeurs et journalistes sont plus habitués à développer des idées qu’à se lancer à corps perdu dans de nouveaux plans d’affaires risqués… Meuh non ! Il faut juste les aider un peu et leur donner des raisons d’espérer, moi je dis !
Mais attention, ils restent très modestes, les petits gars de Google. Ils ne veulent pas se faire mordre, vous savez. Prenez par exemple Nikesh Arora, président des opérations globales de vente. Il admet que Google ne connaît pas aussi bien les journaux que les journaux se connaissent eux-mêmes, et qu’il est en conséquence improbable que Google puisse résoudre les problèmes de la presse mieux que les spécialistes du secteur .
(là c’est le point dans l’écriture où j’éprouve une tentation quasi-irrésistible de vous dire d’aller lire l’article vous-mêmes…mais je tiens bon ! Argh) .
Distribution, engagement, monétisation
Vous avez déjà entendu l’adage “Distribution, Engagement, Monétisation” (D.E.M.) mille fois. Il vous lasse et vous fait bailler. Pire, il vous rappelle la fac. Qu’à cela ne tienne: le voici à la sauce Google. C’est pour votre bien.
Distribution : trouver des moyens d’attirer plus de lecteurs sur les sites d’information sans qu’ils s’aperçoivent trop que c’est juste pour avoir du flux à montrer aux publicitaires.
Engagement : rendre l’information plus intéressante, et engager le lecteur sans qu’il se rende trop compte qu’à terme, c’est pour lui soutirer son argent. Ça c’est la partie que les gestionnaires de journaux ont vraiment du mal à cerner. Oui, là-dessus, je l’avoue, je suis plutôt bien d’accord avec Google. Y a encore du boulot à faire…
Monétisation : convertir tout ce boulot de subjugation du lecteur en cash bien mérité. Pour cela, il faudrait améliorer grandement la pertinence, la qualité et la rentabilisation des pubs en ligne et mettre en place des systèmes d’abonnements pas trop lourds pour les journaux qui souhaitent charger pour leur contenu .
Bah, moi je dis, ”Oui à D.E.M !”. Je veux bien payer ou être utilisée pour attirer des publicitaires. Mais, attention, seulement si c’est pour rémunérer des journalistes qui font du boulot de qualité, qui ne sont pas des clones lyophilisés par la logique du flux (à ce sujet, voir le billet-plaidoyer de Jean-Christophe Féraud, I wanna be a Gonzo Journaliste, mars 2010), et qui me laissent faire un petit commentaire laminatoire de temps en temps sans me traiter avec condescendance.
Mais : je n’ai pas envie de prendre un abonnement par ci, et un abonnement par là, et je ne veux pas non plus être pieds et poings liés à un seul journal. Au kiosque, je peux changer de journal tous les jours, non mais quoi ! Une solution à cela ? Je ne l’ai pas trouvée dans l’article, mais évidemment, les choses intéressantes, les agents de Google vont les garder pour eux-mêmes, pour les développer en secret et être les premiers à en tirer du cash quand le moment viendra…
En attendant, journaleux, prenez l’espoir que nous donne Google dans le journalisme : ”LOOK UP” !
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Billet initialement publié sur La Patrouille internationale sous le titre “Google peut-il sauver le journalisme ?”; photo carte postale CC Flickr postaletrice
À lire aussi : Révolutionner la presse : la “Google Newsroom”
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