Information politique: cinq choses à changer en urgence
L'interview de Nicolas Sarkozy par David Pujadas le 12 juillet dernier a mis en lumière le manque de mordant des journalistes français. Voici quelques pistes de fond pour pallier cet asservissement flagrant au pouvoir politique.
L’interview du chef de l’État par David Pujadas le 12 juillet dernier témoigne du manque de pugnacité de nos journalistes télé face aux politiques. Tutelle politique du service public, révérence historique, manque de préparation et différentiel de moyens. L’information politique télévisée doit changer.
David Medioni, journaliste à CB News, compare la prestation de David Pujadas au travail réalisé par Mediapart ces derniers jours. Il y voit fort justement une fracture journalistique entre ceux qui enquêtent et font leur travail de vérification tels Edwy Plenel et les autres, simples « passeurs de plats ».
Je loue comme lui le travail de Mediapart et pas uniquement sur l’affaire Bettencourt (voir leur enquête remarquable sur l’affaire Karachi). Mais attention aussi à ne pas réduire la vraie presse à celle qui révèle des scandales. Il y a de forts risques d’instrumentalisation comme le Canard enchaîné le sait bien. Il y a aussi un risque de dérive démagogique sur le registre Salut du peuple de Marat. Enfin, il ne faut pas oublier les petites victoires du quotidien qui consistent à simplement vérifier un fait, un chiffre, et les mettre en perspective.
Cela dit, cet épisode met en lumière ce que je redoute avec l’irruption sur le web des modèles d’information payants : une information à deux vitesses, un accroissement des inégalités culturelles. Aux classes aisées le décryptage et l’info coûteuse, aux classes plus modestes, la communication ou la rumeur sur le web ou en télévision, média encore dominant sur le plan politique.
La télévision reste de loin la source d’information numéro un de nos compatriotes (cf. ci-dessous), son contrôle est primordial pour les politiques dans leur communication auprès des électeurs. Le pouvoir a très bien compris cela, depuis les débuts de ce média, de De Gaulle à Sarkozy en passant par VGE ou Mitterrand.
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Une tutelle politique depuis l’origine
La nomination des patrons de l’audiovisuel public est sous le contrôle du chef de l’État via le Conseil des ministres qu’il préside. Certes le PDG de France Télévisions ne rapporte plus directement au ministre de l’Information comme c’était le cas du temps de l’ORTF. Il n’empêche, le lien de vassalité au plus haut niveau existe. On ne mord pas la main qui vous nourrit chez les gens bien élevés. Et lorsqu’on le fait, on se condamne, comme Patrick de Carolis en a fait l’expérience.
D’ailleurs, c’est la réforme constitutionnelle de 2008 qui a renforcé le pouvoir de nomination du chef de l’État sur une cinquantaine de patrons du secteur public.
Auparavant, la nomination des PDG de France Télévisions ou Radio-France se faisait via le CSA. Il s’agissait de « mettre fin à une hypocrisie » selon le chef de l’État puisque les membres du CSA étaient partiellement désignés par le président. En réalité, seuls trois d’entre eux sont directement nommés par lui, sur neuf membres (trois le sont par l’Assemblée, les trois derniers par le Sénat).
De longue date en France, le service politique a été étroitement surveillé et encadré par le pouvoir et ceux qui ont réussi à perdurer dans ce métier, tel Alain Duhamel, ont su faire preuve d’une révérencieuse allégeance. Sa prétendue « insolence » ou son impudente audace ont toujours été parfaitement tolérées et contrôlées par les pouvoirs politiques et l’intelligence du bonhomme était de donner l’illusion du combat. Comme ces matches de boxe truqués où le perdant désigné doit se battre en apparence pour ne pas éveiller de soupçon et entretenir les paris.
Cette révérence à l’égard des politiques a toujours surpris nos compatriotes étrangers. Certains se souviendront peut-être de cette interview de mars 1993 où des journalistes belges sidérés furent sèchement éconduits par François Mitterrand pour avoir posé une question gênante sur les écoutes élyséennes
De même, nos confrères anglo-saxons s’étonnent que nos journalistes ne reformulent pas les questions auxquelles les politiques se dérobent, jusqu’à ce qu’ils obtiennent une réponse (la méthode BBC).
Les téléspectateurs semblent accepter plutôt bien ces dérobades institutionnalisées via une expression dédiée : la « langue de bois ». Ou alors, est-ce un facteur parmi d’autres expliquant la désaffection vis à vis de la chose publique ?
Le mensonge en direct nouvelle technique imparable
Depuis la campagne présidentielle de 2007, est apparu une nouvelle technique redoutablement efficace : le mensonge en direct. Le candidat Sarkozy, à l’instar de son opposante Ségolène Royal, ont raconté des sornettes, rabaissé ou exagéré les chiffres, affabulé devant les Français et ce, à de nombreuses reprises
Bien sûr les « bourdes », comme on a nommé par euphémisme ces erreurs à répétition, ont le plus souvent été relevées et critiquées dans la presse le lendemain, mais compte tenu du fort différentiel d’audience entre la télé et la presse, le mal n’était jamais corrigé.
Les politiques, fin observateurs, ont bien compris qu’en télévision, il faut surtout avoir raison en temps réel, à tout prix, même au risque de mentir ou de se tromper. Le risque est pleinement calculé, car on convainc arithmétiquement plus de monde qu’on en perd. Cf. le schéma illustratif ci-dessous (les volumes de temps et d’audience sont illustratifs du mécanisme et non « scientifiques »).
Manque de préparation et asymétrie des moyens
On a certes des doutes sur le professionnalisme de quelques présentateurs-journalistes lors de certains débats télévisés. Qu’il s’agisse de PPDA, Arlette Chabot ou David Pujadas, on a pu mettre leur faible pugnacité sur le compte d’un certain manque de courage. Celui de poser la question qui fâche, celui de rectifier un propos erroné, celui de reformuler une question. Compte tenu de la tutelle politique (France 2) ou économique (TF1), on peut comprendre humainement que nos journalistes vedettes ne se suicident pas professionnellement, mais on ne peut l’accepter sur le plan déontologique.
Mais à mon avis, le problème vient moins d’une soumission délibérée au pouvoir que d’un manque de préparation. Face aux politiques entourés d’une armée de conseillers et petites mains qui balisent leurs interventions télévisées, les journalistes ne sont pas de taille. Les élus et gouvernants arrivent souvent bien mieux préparés que leurs interlocuteurs, avec des chiffres, des faits, des arguments, une gestuelle, des mots et phrases « clés » pour faire mouche. Tel le fameux « monopole du cœur » de VGE en 1974.
De leur côté, les journalistes-présentateurs télé sont des généralistes, avec une bonne voire une excellente culture générale, mais experts de rien. Ils sont incapables de déceler les erreurs disséminées dans un propos un tant soit peu pointu. Les anciens « rubriquards » connaissant parfaitement les données précises de leur spécialité, ont laissé la place aux Polyvalents Populaires, les PéPés pourrait-on dire.
Nicolas Sarkozy peut donc déclarer, entre autres sottises, dans « J’ai une question à vous poser » sur TF1 en mars 2007 : « Le SMIC, c’est le salaire de la moitié des Français. » (15,6 % selon l’agence Eurostat, à l’époque) sans être contredit sur le moment.
Ségolène Royal énoncer des chiffres ahurissants sur le nombre de femmes tuées par leur conjoint, sans que son interlocutrice ne la corrige. Ou encore les deux candidats proférer des énormités sur le nucléaire français en direct, sans être inquiétés le moins du monde durant l’émission.
Cinq manières de changer le traitement politique en TV
1- Redonner leur place aux experts, chefs de rubriques, techniciens-journalistes. Et les impliquer dans les émissions en direct. Le généraliste ne sera là que pour animer l’émission, enchaîner les sujets et encadrer les débats.
2 – Travailler collectivement pour mieux préparer les émissions à fort enjeu : avoir les chiffres et faits précis sur les sujets qu’on s’apprête à aborder. Pourquoi pas d’ailleurs un tableau de bord sur les murs du plateau de l’émission elle-même ? La pratique collective est aussi un moyen de se protéger contre la sanction politicienne : on ne pourra pas punir tous les coupables, coller la classe toute entière.
3 – Il faut surtout instaurer un dispositif de vérification en temps réel des propos énoncés. Une cellule de « fact checking » qui pourra intervenir en direct au cours de l’émission pour corriger une erreur. Un nouveau concept d’émission pourrait même être inventé : « Droit de rectification », après le fameux et défunt « Droit de réponse ».
4 – Mettre un terme à la tutelle politique directe sur le service public et permettre un contre-pouvoir des journalistes en cas d’abus (vote à la majorité absolue d’une motion de défiance à l’égard du PDG de la chaîne par les journalistes)
5 – Changer les mentalités : reformuler plusieurs fois une question n’est pas une agression, corriger un politique n’est pas impoli. Inspirons-nous des méthodes d’interview anglo-saxonnes : être courtois mais têtu.
Il est vital pour notre démocratie que la télévision s’adapte à la vitesse de nos modes de vie qui donnent la primeur à l’instant *. Gare à cette société sans mémoire, de la réaction et de l’émotion. Comme les poissons rouges, elle tourne en rond.
* En témoigne d’ailleurs le temps qu’il m’a fallu pour retrouver sur Internet certains articles et vidéos de la campagne présidentielle 2007, pour la plupart effacés ou enfouis dans les méandres du web.
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Billet originellement publié sur Mediaculture.fr.
Voir aussi : cette comparaison édifiante réalisée par Arrêts sur images sur la différence de traitement entre Nicolas Sarkozy et Martine Aubry et ce billet du Post.fr qui fait le tour des réactions des blogueurs.
Crédits Photo CC Flickr : Kevin Steele & Roadside Pictures.
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