Nouveaux médias : trop de mémoire ou pas assez ?
Internet et les réseaux sociaux enregistrent des données prodigieuses parfois au détriment de la vie privée. Pourtant, paradoxalement, la valeur “mémoire”, le rapport au passé semble s’affaiblir.
Un archivage qui se généralise
Les bases d’information, comme le montre cette infographie, se sont développées de façon impressionnante ces 15 dernières années et permettent une extension prodigieuse de notre mémoire et notre savoir.
Ainsi l’INA, la BNF via Gallica, les archives de France ou encore les archives de Paris nous donnent accès à notre histoire de façon extrêmement simplifiée grâce aux moteurs de recherche et au téléchargement de documents.
De même, les bases documentaires de type Legifrance, le Journal officiel, les revues scientifiques de Persée, ou encore le Journal de l’ingénieur (payant) étendent nos capacités cognitives et constituent une mémoire de la connaissance tout simplement sidérante.
De nombreux journaux ont numérisé et mis en ligne leurs archives, tel Le Nouvel Observateur, Le Monde (sur abonnement), Midi libre (sur abonnement) ou encore en passant par Google News archive
Certains éditeurs de presse américains ont même réussi à s’entendre pour proposer des archives remontant à 250 ans (payant) !
Dans le domaine plus grand public, Youtube, Dailymotion, tels des magnétoscopes géants, proposent des millions de captures télévisuelles, sans parler des télévision de rattrapage (catch-up tv) de type M6 Replay ou TV replay.
Bref, les outils informatiques et la technologie ont étendu nos capacités mémorielles, comme jamais et s’attaquent désormais aussi à la vie privée des individus.
Archivage et médiatisation de la sphère privée
Crédit photo : Warlock Media et owni
L’archivage des données sur les réseaux, notamment par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, pose un sérieux problème vis à vis du respect de la vie privée. Comme le résume bien Alex Türk, président de la CNIL : “je crois avoir montré mes fesses à la Saint-Nicolas, en 1969. Je ne le fais plus depuis. Et je n’aimerais pas que cela me poursuive encore. »
C’est le fameux droit à l’oubli numérique que réclame la Commission et qui a fait l’objet d’une proposition sénatoriale. Une problématique au coeur du 30e rapport d’activité de la CNIL.
La masse des données collectées par les sites tels que Google ou Facebook sur leurs utilisateurs est colossale ainsi que le montre cette infographie et l’article qui l’accompagne
Mais ce n’est peut-être que la partie émergée de l’iceberg, si l’on en croît une enquête menée par le Wall Street Journal en juillet 2010. Selon cette dernière, les 50 plus grands sites américains avaient installé quelque 64 mouchards (cookies et autres « spywares ») sur les ordinateurs de leurs visiteurs, la plupart du temps sans les prévenir. Une douzaine de sites en avaient même installé plus de cent. Cela laisse présager que ces entreprises ne sont pas les seules à tracker leurs visiteurs, en particulier les sites média et de e-commerce.
L’enregistrement de données utilisateurs est d’ailleurs une activité fort lucrative qui suscite bien des vocations : plus de 100 sociétés aux Etats-Unis collectent ces informations afin de qualifier des profils et les revendre aux annonceurs, selon la même étude du Wall Street Journal.
Certes les informations recueillies sont anonymes, les internautes sont identifiés par un numéro correspondant à leur PC, et non à leur nom. Mais jusqu’à quand ? On ne peut prédire l’utilisation qui sera faite demain des informations stockées aujourd’hui, ni garantir que notre système démocratique perdurera à jamais.
On se souvient de la triste utilisation par Vichy et les Allemands des données et de l’infrastructure mécanographique du Service national des statistiques, ancêtre de l’INSEE. Aparté terrible que l’Institut se garde bien de rappeler dans son pourtant très exhaustif historique
Obama lui-même y est allé de sa petite recommandation à l’usage des jeunes pour une plus grande prudence et maîtrise des informations privées de chacun.
La valeur Mémoire en baisse
Nous n’avons jamais eu autant d’informations disponibles, aussi facilement, aussi rapidement. Nous avons des masses d’archives, une mémoire prodigieuse à portée de souris. Pourtant, les valeurs de mémoire, d’histoire, d’attention au passé (hormis la nostalgie autocentrée) semblent en perte de vitesse.
C’est comme si les outils nous avaient amputé de la fonction.
Depuis que nous avons des calculatrices nous ne savons plus faire d’addition, depuis les GPS nous ne savons plus lire une carte, depuis que nous avons des répertoires électroniques, nous n’avons ne connaissons plus les numéros par cœur. Le fait d’avoir tout archivé facilite la mobilisation ponctuelle de ces informations, ce qui est clairement un progrès.
En revanche, cela désamorce l’effort de mémoire, cela diminue l’attention accordée à cette tâche. Et le risque est la dévalorisation progressive de la fonction “mémoire”.
L’irruption des outils en temps réel tels Twitter, le chat, les statuts Facebook, Google buzz, Foursquare, focalisent notre attention sur le très court terme. Les résultats en temps réel de Google traduisent notre besoin de vitesse par rapport à l’information et privilégient le récent à l’ancien.
On ne compte plus les rubriques “buzz” des journaux, qui s’appuient et entretiennent notre goût pour l’évènement chaud ancré dans le passé proche.
Les dossiers d’information n’intéressent le plus grand nombre que s’ils sont reliés à un fait nouveau (et si possible dramatique, mais c’est une autre question)..
Les émissions de télé-réalité de type “Loft” mettent en scène ce temps réel (via le 24/24h)
Le traitement politique de l’information accentue davantage les batailles, succession d’évènements à forte intensité dramatique, que les programmes et les idées. Nous sommes pris dans un flot d’informations scénarisées qui nous racontent : l’ascension irrésistible de la dame blanche, la pugnacité courageuse du candidat de droite…
Pas le temps de regarder en arrière, difficultés financières pour la presse qui favorisent la rentabilité immédiate des sujets et donc les faits brûlants , l’émotionnel au détriment de l’analyse distanciée justifiant le recours aux archives, cette fabuleuse mémoire du monde, porteuse de sens désormais inutile.
Dépolitisation, a-civisme, individualisme
A quoi bon se souvenir, comparer, analyser les informations puisque l’intelligence s’avère inutile compte tenu de l’affaiblissement et du discrédit du politique ?
“Tous pareils, impuissants”… la fin des illusions dans une société mondialisée où les règles ne dépendent plus uniquement (voire de moins en moins) de nos élus, nous poussent au cynisme et à un individualisme de refuge. Règles européennes, conseil de sécurité de l’ONU, FMI, OMC…). Plutôt que d’être déçu par le match, autant ne pas regarder.
D’où cette fuite en avant du temps présent, du “hic et nunc”, ici et maintenant. Cette tentation de l’abandon des références au profit du plaisir individualiste immédiat, le “carpe diem”. Ce sera toujours ça de pris. Les nouvelles technologies sont-elles le reflet, la cause ou l’accélérateur de cette tendance ? Je dirais le reflet et l’accélérateur peut-être.
Une chose me semble sûre : sans mémoire, la démocratie se meurt, mais trop de mémoire la tue également et conduit à la société totalitaire de 1984. Entre les deux, espérons que nous trouverons un juste milieu…
Article paru initialement sur Mediaculture
Illustrations FlickR CC : Pete Birkinshaw, retrofuturs Stéphane Massa-Bidal
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