Le sauvetage chilien, fiasco du journalisme
Le journaliste américain Jeremy Littau critique la façon dont le sauvetage des mineurs a été couvert : c'est beaucoup d'argent dépensé, au détriment d'autres sujets vraiment importants.
Comme d’habitude, Jay Rosen m’a devancé pour exprimer ce qu’il pensait de l’histoire du sauvetage des mineurs chiliens. C’est sans doute pour ça que je tweete plus que je ne blogue ; parfois vous le dites et y revenez plus tard, ce que j’ai essayé de faire ici, d’une certaine manière. Peu importe, Rosen :
A big story and a great story, but does 1300 journalists covering the Chilean miners have anything to do with reality?
Je ruminais ce billet depuis quelques jours et je me suis battu avec mon emploi du temps. Je ne vais pas faire le grincheux, mais cette histoire m’a vraiment mis en pétard.
Ce sauvetage est une formidable histoire de persévérance, de débrouillardise, d’esprit d’équipe et finalement de succès. C’est comme cela que la plupart des gens le voit, et j’en connais un paquet qui ont espéré un pareil dénouement positif. Mais cette histoire me déprime.
À l’heure où les bureaux étrangers se ferment
J’y vois pour ma part une histoire à propos du journalisme. À l’heure où les bureaux étrangers se ferment les uns après les autres, que des réductions drastiques dans les budgets sont effectuées, je trouve assez déconcertant que 1.300 journalistes se soient déplacés dans ce désert pour couvrir cet événement mondial. Est-ce que l’énorme intérêt suscité par cette histoire ne valait-il pas toute cette attention ? Après tout, Twitter et Facebook se sont aussi emballés lorsque le premier mineur a pointé le bout de son nez. Mais le public ne réfléchit pas en terme de ressources lorsqu’il consomme du journalisme, il ne voit que ce qu’il a en face de lui.
Mille trois cents journalistes. Imaginez un peu tout ce que l’on pourrait faire avec ça. Les médias ont jeté dans cette affaire des ressources comme au temps de leurs plus belles années, dans les 80’s et les 90’s, celles où les rédactions étaient pleines, et couvraient le sauvetage du bébé Jessica, et où Internet n’existait pas. Sincèrement, est-ce que toutes les grandes chaînes de télé américaines avaient réellement besoin d’envoyer des journalistes et des équipes techniques là-bas ? Alors qu’il existe des satellites et que des individus sur place peuvent très bien y injecter eux-mêmes du contenu. Est-ce que les médias américains avaient besoin de se parachuter sur une histoire comme celle-là ?
Les sujets internationaux valent la peine d’être couverts, mais soyons honnête, c’est davantage une histoire intéressante sur le plan humain, avec peu d’impact sur une large population qu’un événement comme le tremblement de terre qui a eu lieu dans le même pays voilà juste huit mois. Le rapport entre l’impact de l’histoire et son traitement est peut-être la meilleure illustration de la folie que nous observons dans les choix économiques des médias aujourd’hui.
Des conséquences sur la couverture de nos problèmes
Le choix d’envoyer toutes ces ressources au Chili a des conséquences sur ce que nous couvrons dans notre pays. Mon ancienne collègue de Mizzou (l’université du Missouri, NdT) Lene Johansen a publié un article déchirant plus tôt dans la semaine sur la pauvreté à Philadelphie provoquée par la Grande Récession. Déchirant en raison des détails, mais encore plus parce que ce type de sujet n’est pas traité tous les jours. Les gens pauvres n’achètent pas de journaux. Des ressources importantes sont allouées à la couverture de n’importe quel objet brillant après lequel la classe américaine qui a du pouvoir d’achat va courir en ce moment. L’histoire des mineurs chiliens, même si elle est intéressante et réchauffe le cœur, n’est que l’attraction de la semaine, une autre forme de téléréalité aux yeux des chefs du business qui décident de l’emploi des ressources.
L’histoire en elle-même n’a pas le moindre effet sur les Américains qui ont de vrais problèmes ; c’est une merveilleuse distraction, ce qui serait très bien si cela nous empêchait de couvrir des problèmes plus importants chez nous. Mais ce n’est pas la réalité de cette information de téléréalité.
Couvrons-la, mais gardons les pieds sur terre.
Le problème principal, c’est qu’il n’y a pas vraiment besoin de consacrer tant de moyens à cet événement, grâce aux progrès de la technologie. J’ai à peine écouté ce qu’en disait la télévision ou Internet. J’ai mon compte Twitter ; j’ai su quand le premier mineur est sorti à peu près au même moment que n’importe qui. Nous avons des journalistes chiliens – des professionnels et des citoyens – qui connaissent déjà le terrain et la région et peuvent couvrir cette information très bien. Ce n’est pas notre histoire. Peut-être que les très gros comme le New York Times devraient être là, mais est-ce nécessaire d’en envoyer d’autres ? Est-ce que chaque groupe d’information – câble ou autre- a vraiment besoin de sa propre équipe de cameramen et de ses reporters sur le terrain pour cela ?
Allons-nous nous réunir pour aider ceux qui souffrent ?
Le public voit une histoire fantastique, et c’est très bien. Et c’est vraiment le cas. Mais du côté des médias, je vois une industrie qui court après des hits et des pages vues en gaspillant du précieux capital économique et humain. Réjouissons-nous pour les mineurs, mais n’oublions pas qu’il y a de la souffrance dans notre pays et qu’elle devrait obtenir les mêmes, si ce n’est davantage, de ressources.
Allons-nous nous réunir et aider les pauvres et les déclassés de notre pays ou est-ce que cette histoire de mineurs chiliens n’est-elle qu’une pause bienvenue dans notre habitude d’ignorer ceux qui souffrent parmi nous ? Le journalisme a son mot à dire dans la façon de répondre à cette question.
Mise à jour à 16 h 05 le 14 octobre : apparemment la critique est plus que théorique. Jetez un œil à cette information du New York Times sur les restrictions budgétaires provoquées par la couverture du Chili sur d’autres sujets à la BBC. Espérons que ces pages vues d’un jour en valaient la peine ! Merci à Carrie Brown-Smith de me l’avoir signalé.
—
Billet initialement publié sur le blog de Jeremy Littau
Image CC Flickr hans.gerwitz
Laisser un commentaire