Les paysans victimes d’une agriculture de guerre
Fruit de l'industrie d'après-guerre, l'artificialisation de l'agriculture signe pour Christian Fauré la mort d'un lien à l'environnement dont les paysans ne sont que les premières victimes.
Dominique Guillet, fondateur de Kokopelli, association qui produit et distribue des semances potagères bio de variétés anciennes, fait l’ouverture du documentaire « Solutions locales pour un désordre global » de Coline Serreau. Il va poser ce qui constitue les prémices de la thèse qui est défendue par la réalisatrice :
Qu’est-ce que c’est la première guerre mondiale en fait ? C’est l’éradication de la paysannerie franco-germanique qui se fait massacrer au front, des millions de paysans sont morts !
Puis il poursuit :
Et donc, cette entreprise de dé-paysannerie a été parachevée par le deuxième guerre mondiale. Et viens se greffer, par dessus tout cela, la synthèse de l’ammoniaque qui permet de faire des bombes et qui après permet de faire des fertilisants de synthèse. Ensuite, l’invention du gaz moutarde qui va donner quoi ? Eh bien tous les insecticides, qui sont des gaz de combats. Puis, avec le plan Marshall de 1947, les États Unis arrivent avec leur tracteurs qui sont la suite logique des tanks. Donc, en fait, l’agriculture occidentale est une agriculture de guerre.
Ce propos est ensuite souligné par celui d’Ana Primavesi, ingénieur agronome, docteur, professeur en gestion des sols de l’université de Santa Maria:
Cette agriculture occidentale est un pacte, une alliance entre deux parties. Le deal était entre l’agriculture et l’industrie qui, après la seconde guerre mondiale, avait d’énormes stocks de poison sur les bras, qui devaient soit-disant « tuer des ennemis » mais, une fois la guerre finie, il n’y avait plus d’ennemis à tuer.
Elle poursuit :
Alors [...] on a eu une idée fantastique. On a dit : l’agriculture n’achète presque rien à l’industrie, de temps en temps un petit tracteur, mais rien quoi… Alors on va faire comme ça, on va passer un accord : l’agriculture achètera des machines puissantes, des engrais chimiques, des pesticides, le tout provenant de l’industrie. L’industrie empochera les bénéfices, l’agriculture sera déficitaire, mais le gouvernement va détourner une partie des impôts pour subventionner et renflouer l’agriculture.
La « révolution verte » est l’expression douteuse qui désigne le bond technologique de l’agriculture pendant la période 1945-1970, grâce aux progrès scientifiques de la première partie du 20° siècle. Elle a été largement diffusé dans le monde jusqu’à modifier radicalement le visage de la paysannerie mondiale et, par voie de conséquence, l’ensemble des ressources naturelles.
En se lançant à la conquête de l’agriculture, en faisant de l’agriculture un marché industriel, cette industrie dont les racines plongent dans une économie de guerre va défigurer pays et paysans. Cette défiguration repose sur un processus de dissociation systématique de l’économie du vivant.
[Dans son fond cette politique industrielle est profondément pétrie de la métaphysique occidentale et de l'hégémonie de son schème hylémorphique, il faut être ainsi aveuglé par cette pensée pour en arriver à croire que la terre n'est qu'un substrat, de la matière morte et inerte.]
Maintenir le vivant malade pour qu’il reste rentable
Il s’agit d’une dissociation en ce sens que la démarche consiste à briser les liens économiques et écologiques. Les processus naturels sont niés et détruits dans l’objectif d’y substituer l’utilisation des produits de l’industrie. Les milieux qui étaient naturellement associés sont décomposés pour être ensuite recomposés artificiellement dans un milieu industriel dissocié.
Ce milieu industriel dissocié qui s’est mis en place n’a cessé de se généraliser en tendant à privatiser les ressources naturelles en y substituant des ressources artificielles, notamment avec le scandale des semences.
Cette agriculture intensive et industrielle a une production qui n’est pas saine, qui est toujours toxique, même si c’est à des degrés divers et même parfois infinitésimaux. Pourquoi produire des plantes (mais la question vaut aussi pour les animaux) malades ? Cela se comprend aisément : plus les plantes sont en mauvaise santé durant le cycle de leur exploitation, plus il faudra utiliser les services et les produits de l’industrie chimique et agro-alimentaire pour les maintenir en vie, sous perfusion.
L’ensemble de ces actions visant à maintenir le vivant malade induit en même temps une augmentation du nombre de transactions qui fait mécaniquement augmenter le PIB d’un pays. De là à interpréter le PIB comme une mesure indiquant le degré d’intoxication d’une nation, il n’y a qu’un pas. Un pas que l’on peut franchir lorsqu’un intervenant du documentaire de Coline Serreau explique que :
[...] une rivière en bonne santé n’est pas valorisée en économie, elle ne représente aucune richesse. Mais commencez par la polluer puis essayer de réparer l’irréparable et vous observerez que tout cela a augmenté sensiblement le PIB. (citations de mémoire)
Face à de tels exemples, on comprend l’importance et l’enjeu de la réforme du PIB. Indicateur qui est devenu un instrument de mesure qui ne valorise essentiellement que l’ensemble des transactions d’une industrie qui fonctionne de manière quasi exclusive sur le mode de la dissociation. (Extrapolons : occupez-vous de vos parents et vous ne produisez aucune richesse, mais mettez-les en maison de repos et vous augmentez le PIB, pareil pour vos enfants quand vous les faites garder voire quand vous les mettez devant la télévision.)
En ce qui concerne l’agriculture, le résultat est là : on a beau voir de beaux champs à perte de vue, symboles photogéniques de la modernité agricole mais, ce qu’il faut voir, c’est en réalité un désert stérile, un paysage mortifié et à l’agonie.
Le paysan devenu exploitant agricole, impuissant face au système qui les endette
La terre est morte, elle ne respire plus car toute sa diversité micro-biologique a été éradiquée à coup de labours et d’intrants toxiques. Même les blés que l’on voit de nos propres yeux ne sont que des morts vivants. Car tout a été fait et organisé pour que rien ne pousse et rien de croisse sans le recours à l’industrie de l’intensité : de la graine génétiquement modifiée et brevetée jusqu’à la récolte en passant par les pesticides, herbicides et engrais. Toute l’agriculture se fait en réalité « hors-sol » car la terre a été tuée. Il s’agit d’un terracide dont toute l’écologie environnementale et alimentaire paye quotidiennement son tribut économique et environnemental.
Sans surprise, mais avec encore plus de tristesse, on constate que ce que le capitalisme productiviste et consumériste fait à notre psychique (cf. la baisse tendancielle de l’énergie libidinale, la débandade généralisé et le malaise dans lequel nous sommes), il le fait aussi en même temps, dans une même tendance, à nos terres. À la prolétarisation du travailleur (perte de savoir-faire) , puis à celle du consommateur (perte de savoir-vivre) fait écho celle de l’agriculteur et du paysan, devenus exploitants agricole, c’est à dire qu’on en a fait les agents de leur propre déchéance.
En France, les premières et les plus grandes victimes de cette prolétarisation sont d’abord et majoritairement les exploitants agricoles regroupés sous le syndicat FNSEA. On y trouve de plus en plus des hommes qui sont devenus dangereux car endettés jusqu’au cou et empêtrés dans un système aberrant, soutenu par la politique agricole commune dont il sont à la fois les agents et les premières victimes. Quel système pernicieux !
Si le diagnostic est une chose importante et première, il doit toutefois conduire à des thérapeutiques et des thérapies, et notamment conduire à des processus de reconversion qui offrent de nouvelles perspectives. Le documentaire de Coline Serreau, qui m’a ici servi de prétexte, en donne. La réalisatrice en fait un résumé dans un cours entretien vidéo :
Il faut donc reconstruire nos pays et notre paysannerie et trouver des passerelles pour offrir des solutions non seulement à ceux qui sont devenus bien malgré eux des paysans prolétarisés mais également à ceux qui souhaitent se reconvertir dans la paysannerie. Si la question de la paysannerie est plus que jamais une question d’avenir, c’est aussi parce qu’il ne s’agit pas de revenir mille ans en arrière en niant les progrès accomplis : il y a nécessairement un avenir industriel et technologique à la question agricole, mais elle ne peut pas passer par des pratiques qui nous inscrivent dans la « mécroissance » sous prétexte de maintenir des rentes de situations industrielles héritées d’une industrie qui est en guerre contre l’humanité et la terre entière depuis près d’un siècle.
Je signale que le documentaire de Coline Serreau est en vente dès le 2 Novembre 2010, et que ce n’est pas qu’un produit de consommation, comme vous l’aurez sans doute compris (même si j’ai par ailleurs quelques réserves qui ne sont pas opportunes de développer ici et maintenant)
Billet originellement publié sur le blog de Christian Fauré sous le titre Prolétarisation paysanne et terracide.
Photo FlickR CC Ol.v!er [H2vPk] ; Santiago Nicolau ; C.G.P. Grey ; Diego Lorenzo F. Jose.
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