Tunisie, Egypte: le spectre de la Terreur?
La révolution tunisienne et la grave crise politique en Egypte ont entrainé des réactions modérées de la part de nombreux intellectuels. Une Révolution, et après ? demandent certains, invoquant volontiers l'expérience française de la Terreur.
Le 27 juillet 1794 (9 thermidor an II), Robespierre est mis en accusation. Après une nuit de confusion il est arrêté puis guillotiné avec ses proches. La France va enfin pouvoir sortir de la Révolution. En tout cas, c’est ce que ses amis de la veille tentent de faire croire, grâce à une géniale invention : la Terreur.
Dans les jours qui suivent l’exécution de l’ « Incorruptible », Barère puis Fréron et Tallien réussissent à imposer l’idée que depuis plusieurs mois, la Révolution a dégénéré en une politique volontariste de violences systématiques, entièrement organisées par la faction au sommet de l’Etat et perpétrées par des sans-culottes sanguinaires. Les historiens ont montré combien la réalité avait été plus compliquée.
Qu’importe. La « Terreur » est une formidable machine à raconter des histoires : en rejetant la responsabilité des violences sur Robespierre et ses séides, les hommes de thermidor peuvent se dédouaner des exactions commises entre 1793 et 1794 et ainsi présenter leur coup d’Etat comme un acte salvateur. Terminer la Révolution, c’est arrêter la Terreur.
La grande confusion
La Terreur et la Révolution sont aujourd’hui toujours confondues. La Révolution est sans cesse suspectée de dériver vers la Terreur. Cet effrayant amalgame entre les grands moments d’émancipation et les pires actes de violence inspira à Jean-François Copé, en pleine affaire Woerth-Bettencourt, ce confondant lapsus :
il règne actuellement une ambiance malsaine de nuit du 4 août.
La fin des privilèges était ainsi assimilée à un traumatisme de l’histoire.
Je dis « admiration » mais je dis aussi « vigilance », car ce qu’on sait surtout aujourd’hui, c’est qu’on ne sait pas comment ça va tourner.
(Alain Finkielkraut, Le Monde (édition abonnée), 6-7 février 2011).
Le silence gêné d’intellectuels de gauche comme de droite devant les révoltes et révolutions des pays arabes s’explique par cette pensée commune. Au-delà du précédent iranien, la peur de voir ces révolutions dégénérer en dictature islamiste cache la conviction que toute Révolution dérive nécessairement en Terreur.
Il est impossible de nier les violences qui accompagnent les évènements depuis plusieurs semaines. Mais d’où viennent-elles ? Des manifestants ? En Tunisie, ils se sont exprimés par des immolations, actes retournés contre eux-mêmes, ou par des pillages ciblés, visant les biens du clan Ben Ali. En Egypte, les insurgés manifestent, parfois au prix de leur vie, sur la place Tahrir.
L’alibi du peuple barbare
Il est triste de devoir rappeler cette évidence : à Tunis comme au Caire, la révolte, la révolution n’a pas engendré la terreur mais a été provoquée par celle de l’Ancien régime. Nombre d’occidentaux se sont laissé piéger par la propagande de Ben Ali, qui dénonçait des “actes terroristes impardonnables perpétrés par des voyous cagoulés” ou de celle de la télévision égyptienne d’Etat, annonçant étrangement le 2 février que le seul décès dû aux violences de la journée était “celui d’un conscrit des forces armées”. Des sans-culottes buveurs de sang diabolisés par les thermidoriens  en 1794 aux “casseurs” du Caire, à chaque fois, l’Etat tente d’imposer l’image du peuple barbare pour disqualifier la Révolution tout entière.
Mais justement. Ce qui se passe dans les pays arabes n’a rien de commun avec les violences et massacres qui ont bel et bien émaillé la Révolution française. Pour le moment,  le terroriste n’est pas le peuple mais bien l’Etat. A Tunis et au Caire, des milices et des policiers en civil ont été envoyés commettre des meurtres et des pillages pour liguer la population contre les insurgés. Les soit-disant “pro-Moubarak” arrivés “spontanément” pour mater les manifestants, laissant plusieurs morts et des centaines de blessés, étaient en réalité de véritables mercenaires recrutés dans les quartiers pauvres et faisant partie de la clientèle habituelle du régime.
Les régimes autoritaires tunisien et égyptien ont instrumentalisé les clichés sur la violence du peuple pour semer la terreur, discréditer les insurrections et Révolutions. Qu’en France, beaucoup ne l’aient pas vu (“A Paris, l’intelligentsia du silence”, Le Monde (édition abonnée), 6-7 février 2011, article de Thomas Wieder), voilà qui en dit autant sur la radicale nouveauté du “printemps arabe”, que sur la méfiance des intellectuels français à l’égard de toute forme de révolution depuis les désillusions du communisme.
>> Article initialement publié sur le blog de Guillaume Mazeau
>> Crédits photo: Flickr CC quapan / omarroberthamilton
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