L’intelligence collective n’est pas l’apanage du web
Dans son acception moderne, l'intelligence collective recouvre l'interactivité entre des myriades d'individus. Pourtant, il existe une définition beaucoup plus physiologique.
Qu’entend-on généralement par “intelligence collective” ? Pour le monde du web, la messe est dite : c’est le produit émergent de l’interaction entre plusieurs milliers, voire millions d’individus, certains ne partageant avec les autres qu’une quantité minimale de leur réflexion (c’est la théorie du surplus cognitif chère à Clay Shirky, comme il l’a développe dans on livre éponyme ou chez TED). Et bien entendu, c’est le web lui-même qui est le média de choix de cette intelligence collective.
Cette définition repose sur certains postulats, pas toujours explicites :
- Plus on est de fous, plus on rit. Autrement dit, l’intelligence collective n’apparait qu’avec un très grand nombre d’interactions entre des multitudes d’agents. Le modèle, c’est la ruche, ou la fourmilière.
- Cette intelligence est désincarnée : elle s’exprime via une bande passante extrêmement faible, sous la forme de texte, parfois même d’un simple vote, entre personnes qui ne se voient pas, et souvent ne se connaissent même pas.
Pourtant, il existe une autre approche de l’intelligence collective, bien plus ancienne que le net ou le web : la “fusion” entre quelques esprits, le plus souvent seulement deux, pouvant aboutir à une explosion inattendue de créativité.
Ces derniers temps, une multitude de blogs et d’articles ont traité de cette “petite” (par la taille) intelligence collective : une série d’articles dans Slate, s’intéresse de près au couple créatif en art ; la revue du MIT, plus prosaïque, s’est penchée sur le succès de l’intelligence collective “en petits groupes”. Enfin, deux recherches en neurosciences, dont une française, contribuent à nous faire comprendre comment une interaction entre partenaires se manifeste au niveau des structures cérébrales…
La dynamique d’un couple créatif
Dans une série d’articles pour Slate sur la créativité en couple, l’écrivain Joshua Wolf Shenk s’essaie à comprendre la multitude de couples “créatifs” qui se sont succédé dans l’histoire des sciences et des arts : Watson et Crick, Engels et Marx, etc. et bien sûr Lennon et McCartney auxquels il consacre la plus grande part de sa série d’articles. Il montre dans ces papiers à quel point il est difficile de faire la part entre l’apport de l’un ou de l’autre au sein d’une de ces paires, voire de déterminer lequel des deux membres est le plus influent.
Ainsi, alors que la légende des Beatles fait souvent de John l’élément avant-gardiste de la paire, Paul étant avant tout l’artisan de mélodies délicates comme Yesterday, on découvre que c’est McCartney qui s’est plongé le premier dans les expériences d’avant-garde, avec les bandes magnétiques notamment, et à recevoir l’influence de musiciens contemporains comme Stockhausen. Et pourtant, c’est bien Lennon qui voudra intégrer le très étrange Revolution number 9 à leur album Blanc.
La nature du leadership au sein de ces couples est également difficile à déterminer. Pour Mick Jagger, le secret de sa collaboration relativement aisée avec Keith Richards tient en quelques mots : il faut qu’il y ait un leader (sous-entendu : lui). Pourtant note Shenk, c’est sous l’impulsion de Keith Richards, et selon ses choix musicaux essentiellement, que fut enregistré Exile on Main Street, considéré par de nombreux critiques comme le chef-d’oeuvre du groupe.
Entre Lennon et McCartney, la situation est encore plus ambiguë. Il semblerait, nous explique Shenk, que Lennon se soit toujours considéré comme le leader du groupe, mais un leader, qui de sa propre volonté, se limiterait pour laisser du pouvoir à son alter ego. inalement, peut-être Shenk met-il le doigt sur la nature de leur collaboration en supposant que McCartney représentait avant tout pour Lennon “une perte de contrôle”.
Lorsqu’on les interrogea (après leur séparation, et donc leur brouille) sur la nature de leur travail en commun, il est intéressant de noter que les deux membres de la paire avaient du mal à décrire leur processus de travail. Et Shenk de citer un merveilleux contresens de John Lennon, lequel affirma simultanément dans une interview que les deux associés avaient toujours écrit séparément, avant de continuer en parlant de leur écriture commune. Shenk l’explique ainsi:
L’affirmation de John apparait comme un non-sens. Nous écrivions séparément, mais nous écrivions ensemble. Impossible de prendre cela au sens littéral. Sauf si cela exprime assez bien la nature de leur collaboration.
Mais la confrontation entre deux génies à l’ego démesuré ne constitue que la face visible de l’intelligence en couple. Le plus souvent, explique Shenk, les collaborations se composent d’un acteur public et d’un autre, plus discret : éditeur pour un écrivain, producteur pour un musicien, etc. Le rôle de ce dernier est souvent ignoré. Pourtant si l’on se penchait un peu plus sur l’histoire des grandes oeuvres, le rôle des collaborations apparaitrait bien plus important qu’on ne l’imagine. Shenk rappelle ainsi que le psychanalyste et théoricien Erik Erikson a reconnu être incapable de distinguer dans son travail sa propre contribution de celle de sa femme Joan. “Il est l’un des plus célèbres sociologues de l’histoire. Elle n’a même pas son entrée dans la Wikipedia”, conclut Shenk. Parfois, le “partenaire” est même condamné par l’histoire, et voué aux gémonies. Ainsi Malcolm Cowley qui travailla dur à mettre en forme et publier l’oeuvre de Jack Kerouac Sur la route, avant que ce dernier et ses amis ne le dépeignent comme le “traitre” qui avait osé défigurer l’oeuvre en brisant la continuité du “tapuscrit” original (qui, rappelons-le, avait été frénétiquement tapé à la machine sur un unique rouleau de papier, ce qui avait inspiré à Truman Capote la fameuse formule “ce n’est pas de l’écriture, c’est de la frappe”).
L’intelligence émotionnelle, clé du succès des groupes ?
Mais l’intelligence de groupe n’est pas réservée aux génies créateurs. Toute équipe doit un jour se demander si la pensée collective qu’elle produit est de qualité supérieure ou inférieure à la somme des individus qui la composent.
Une équipe de chercheurs de diverses universités menée par Thomas Malone du Centre pour l’intelligence collective du MIT a étudié les conditions d’apparition d’une intelligence collective en petit groupe, nous explique la revue du MIT. Ils ont pour cela effectué deux études impliquant 699 sujets, réunissant des petits groupes de deux à cinq personnes et leur demandant de s’attaquer à une batterie de tests, puzzles et autres jeux. Ils ont effectivement découvert que la réflexion collective pouvait, dans certains cas, se montrer supérieure à celle des individus. Mais cela n’est pas automatique ; les performances des groupes peuvent connaître jusqu’à 30 à 40% de variations.
Pour réussir une intelligence collective, il faut prendre en compte plusieurs facteurs. Première surprise, la “bonne ambiance” importe peu. La motivation des participants n’est pas non plus fondamentale, ni le niveau intellectuel des individus impliqué. Les trois facteurs qui auraient effectivement joué sont d’abord la “sensibilité sociale” des participants, sensibilité sociale qui a été calculée en soumettant chaque sujet au test de “lecture de l’esprit dans les yeux”. Autrement dit, la facilité qu’à un sujet à déduire l’état émotionnel d’autrui en observant son regard (vous pouvez faire le test ici). Autre paramètre important : dans les groupes les plus efficaces, les participants tendaient à se partager plus ou moins équitablement le temps de paroles. On n’y trouvait pas une monopolisation de la parole par une minorité des membres. Enfin, troisième facteur, et non le moindre : le succès d’un groupe était corrélé au nombre de femmes y participant.
C’est donc bel et bien l’intelligence émotionnelle de ses membres qui apparait comme l’ingrédient fondamental au succès d’un groupe. Cette recherche nous montre à quel point la nature de la collaboration est avant tout physique, incarnée dans le corps.
L’intelligence collective est fonction du corps
Comment cette intelligence collective s’exprime-t-elle au plus bas niveau, celui du cerveau ? Deux récentes recherches nous apportent, sinon une véritable réponse, du moins une succession de faits troublants. L’une portait sur la conversation entre deux personnes et utilisait la résonance magnétique fonctionnelle. L’autre, menée par une équipe de jeunes chercheurs français, s’est intéressée à la communication non verbale et a recouru à l’électro-encéphalographie (EEG) comme procédure de test. Deux recherches à la fois très proches par le sujet abordé, mais très différentes tant par la procédure expérimentale que par les outils de mesure, donc.
Dans la première recherche, une des participantes de l’équipe a placé sa tête dans un appareil d’IRM tout en racontant devant un magnétophone une histoire remontant à ses années de lycée. Pendant ce temps, la machine enregistrait ses états cérébraux. On a ensuite soumis 11 volontaires à l’IRM, en leur faisant écouter l’enregistrement de l’histoire. Il s’est avéré que dans un grand nombre de cas, le sujet “allumait” les mêmes zones cérébrales, au même moment, que celles activées par la conteuse lorsqu’elle avait déroulé son récit. Souvent, il existait un délai de deux ou trois secondes, mais dans certains cas la zone s’éveillait chez le volontaire juste avant le moment où elle s’était activée chez la conteuse ; cet effet étonnant serait dû, selon les chercheurs, à l’anticipation du récit par l’auditeur. Dernier test, on a demandé aux sujets de raconter l’histoire qu’ils avaient entendue. Les passages dont ils se souvenaient le mieux étaient en fait ceux au cours desquels les zones cérébrales avaient été le mieux “synchronisées”.
Le groupe français a utilisé quant à lui des couples de participants qui échangeaient des gestes de la main sans signification particulière, chacun étant libre d’imiter l’autre ou non. Dans le même temps, on examinait leurs ondes cérébrales. Il s’est avéré qu’une synchronisation entre certaines parties des deux cerveaux émergeait lors de cette communication gestuelle, spécialement certaines qui jouent un rôle important dans les relations sociales. Par rapport à l’expérience américaine, l’usage de l’EEG permet non seulement une précision à la milliseconde (l’IRM est beaucoup plus lent) mais autorise surtout l’enregistrement de l’interaction en temps réel, les cerveaux des deux partenaires étant mesurés simultanément, au contraire de expérimentation avec l’IRM, où les sujets se trouvaient isolés et testés chacun à leur tour.
On savait déjà à quel point l’intelligence individuelle était fonction du corps et ne pouvait être séparée de celui-ci. Tout récemment encore, une étude aurait montré que la compréhension des émotions lors de la lecture de certains textes pouvait se trouver ralentie lorsque des injections de Botox avaient été effectuées sur les parties du visage censées exprimer cette émotion (la bouche pour les émotions positives, le front pour les négatives).
L’intelligence collective, de même, devrait beaucoup au corps. Elle ne saurait se réduire à une pure communion platonicienne des esprits…
Cet article a initialement été publié sur InternetActu
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Crédits photo: Flickr CC Fabian Bromman, drinksmachine, buildingadesert
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