La désobéissance civile comme expression d’un nouveau besoin de démocratie

Le 16 février 2011

Profs ou faucheurs volontaires, les acteurs de la désobéissances civiles répondent selon l'ouvrage de Albert Ogien et Sandra Laugier à un besoin de rupture avec un Etat gestionnaire profondément... démocratique !

Arracheurs volontaires d’OGM cultivés en plein champ, enseignants qui refusent de communiquer leurs notes, directeurs d’école qui s’opposent à renseigner des bases informatiques, autant d’actes qui se sont multipliés depuis la dernière décennie et qui ont connu des interprétations contradictoires, tantôt jugés illégaux donc illégitimes pour les uns, parfois perçus comme une forme d’engagement citoyen par les autres.

Dans Pourquoi désobéir en démocratie ? Albert Ogien, sociologue, chercheur au CNRS, et Sandra Laugier, universitaire, professeure de philosophie, ont choisi de mettre en commun leur savoir-faire respectif afin de présenter et de mieux cerner la nature de ces formes publiques d’action présentées par Henry David Thoreau, dès le milieu du XIXème siècle, comme des actes de « désobéissance civile » (DC). La forme interrogative du titre énonce l’apparent paradoxe de ceux qui, selon l’heureuse formule employée, décident de « se mettre volontairement en illégalité ».

Le dilemme citoyen pourrait se présenter en ces termes : pourquoi donc opérer un choix relativement risqué en démocratie, alors même que nous vivons dans un régime de liberté qui offre mille et une manières et opportunités de contester la politique menée et les lois votées, qu’il s’agisse du recours, cyclique, au vote, ou encore de l’usage devenu ordinaire des formes d’action collective telle que la manifestation ? Albert Ogien et Sandra Logier récusent l’appréciation qui ferait de la DC la perception d’une faiblesse interne ou d’une dégénérescence de la démocratie. Ils énoncent, au delà même de la désobéissance civile, dans quelle mesure « la résistance » se révèle consubstantielle à la démocratie.

D’une désobéissance «civile» à une désobéissance «civique»

Cette thèse, forte, selon laquelle « la désobéissance civile est une forme d’action politique constitutive de la démocratie » (p.199) est défendue et assénée tout au long de l’ouvrage. La désobéissance civile contribue au perfectionnement démocratique par l’extension continue de droits qu’elle appelle, le contrôle citoyen qu’elle exerce, la manifestation d’une société ouverte dont elle témoigne. En ce sens, l’ouvrage offre une analyse des formes contemporaines de l’action collective alliée à une réflexion profonde sur l’essence même du politique. Les auteurs nous montrent ainsi notamment comment s’opère un déplacement du champ d’action, du champ politique au champ judiciaire dans lequel intervient la figure du juge appelé à trancher le litige démocratique. Même si l’on disposait déjà d’analyses centrées sur certains aspects de la question (citons les travaux de la juriste Daniel Lochak, du politiste Daniel Mouchard, de la sociologue du droit Liora Israël), l’alliance de deux approches, sociologique et philosophique, permet de disposer, une fois n’est pas coutume, d’une lecture relativement exhaustive du phénomène. En témoigne le plan retenu qui, après un cadrage des principaux enjeux, propose une enquête avant de revenir à une interrogation sur le statut même du politique.

Pour qui souhaite disposer d’un panorama historique des idées, l’ouvrage offre en premier lieu une présentation synthétique, claire et très utile de la pensée des principaux auteurs qui, de Thoreau, à Hanna Arendt, en passant par John Rawls, ont conceptualisé ou étayé la théorie de la désobéissance civile. Loin de s’en tenir à une pure reprise des théories évoquées, les auteurs s’engagent dans le débat, refusent de voir dans la désobéissance, devenue « civique » sous la plume d’Etienne Balibar, les prémices d’un grand soir, là où il s’agit avant tout de contester l’illégitimité des politiques menées.

Ils choisissent en ce sens aussi de bien distinguer les « désobéissants », professionnels ou militants de la contestation renouvelée, des « désobéisseurs », qui mettent en acte les quatre attributs définis par les deux auteurs comme aux conditions mêmes de l’acte : une rupture d’allégeance à l’Etat qui soit ainsi de caractère public, personnel, général et établi au nom de principes ou d’impératifs moraux supérieurs.

Les quatre domaines retenus – ceux de la médecine libérale, de l’hôpital, de l’école, et de l’université – contreviennent à la présentation devenue l’idéal typique du faucheur d’OGM, et nous montrent une autre réalité moins connue alors même qu’elle se révèle sans doute plus significative d’un phénomène qui, sans être majoritaire, s’est largement répandu. Les agents de l’Etat qui subissent une « dépossession » de leur activité au profit d’une culture du rendement aux résultats parfois absurdes s’engagent dans de multiples actions en désobéissance à travers le refus individuel ou collectif de remplir leurs obligations légales, pour l’essentiel sous forme d’un refus de transmission de données administratives.

Une réponse à l’émergence de la performance dans la sphère publique

Les pages sans doute les plus intéressantes de la partie empirique de l’ouvrage, dans la continuité d’une sociologie économique établie par Max Weber, montrent alors le lien étroit entre l’esprit du capitalisme et la dynamique bureaucratique. Au tournant de ce nouveau siècle, celui-ci prend la forme d’un impératif d’efficacité qui établit la culture de résultat en forme de gouvernement, impose désormais les critères de performance d’entreprise à l’action publique et politique, fait de la quantification (le recours aux chiffres afin d’évaluer l’écart par rapport aux objectifs) le nouvel étalon de la bonne gouvernance. Même si le détour par un chapitre complet consacré aux processus de chiffrage, éloigne quelque peu du propos, c’est pour mieux démonter les arcanes de ce processus : les buts secondaires (les moyens) se substituent aux objectifs, dont il est aussi rappelé dans quelle mesure leur définition même, loin d’être aisée, renvoie à de multiples problèmes et méconnaît les luttes sur les différents critères de finalité à retenir.

Dans la lignée cette fois-ci des travaux sociologiques français sur la fabrique des risques, il apparaît que c’est l’Etat en définitive qui contribue à créer lui-même la DC (l’orientation des politiques d’immigration est définie comme le point d’orgue de cette logique) ; dans les pages parmi les plus convaincantes de l’ouvrage, l’on comprend ainsi mieux le renouveau de ce type de pratiques. En guise de deuxième face d’un même miroir, le retrait de l’Etat de la sphère sociétale conduit aussi à rogner immanquablement sur l’espace de la désobéissance civile.

Le titre du livre ne rend toutefois pas pleinement compte du champ investi, car de ce fait, les cas traités demeurent centrés quasi-exclusivement (hormis la médecine libérale mais encore s’agit il d’un secteur en lien avec les subsides publiques) sur les actes de désobéissance civile dans les organismes de Service Public.

L’apport d’une double analyse de sociologue et de philosophe rencontre (seulement) sur ce point sa limite, dès lors que l’exercice s’apparente bien plus à une juxtaposition des approches qu’à un véritable regard croisé. Dans la lignée de la littérature existante, on peut aussi déplorer l’absence de confrontation avec le « cas limite » que constitue le positionnement de certaines associations anti-avortement qui aiment à se placer sous le sceau de la désobéissance civile. Les actions collectives d’empêchement de la pratique des avortements menées par des militants radicaux pose l’aporie que constitue l’autolégitimation de la mobilisation (j’énonce un principe que je pose comme universellement accepté, en l’espèce « le droit à la vie »). De notre point de vue, l’intégration dans le débat des ces formes de révolution conservatrice, offrirait une interrogation intéressante sur la nature même des attributs de la désobéissance civile.

On est en effet loin de penser que cette interrogation offrirait un cadre justificatif de ces actions, pas plus qu’elle ne saperait les fondements légitimes de la DC. Une telle comparaison aurait le mérite de contrevenir à l’idée selon laquelle la désobéissance civile ne servirait qu’à légitimer certains mouvements de protestation vis-à-vis des politiques gouvernementales menées. Albert Ogien doit d’ailleurs lui-même concéder que le cas des protestations des médecins « ne tomb[e] pas formellement sous la définition de la désobéissance civile ».

L’ouvrage publié dans une collection engagée de « philosophie pratique » entend bien répondre à la question posée. Pour le moins, quel que soit le point de vue adopté par le lecteur, il trouvera dans ces pages une aide à la réflexion citoyenne et un éclairage théorique des plus stimulants sur la question démocratique

Titre du livre : Pourquoi désobéir en démocratie ?
Auteur : Sandra Laugier , Albert Ogien
Éditeur : La Découverte
Collection : Textes à l’appui
Date de publication : 30/11/99
N° ISBN : 2707165409

Article publié à l’origine sur Non-fiction.fr sous le titre Sur le retrait d’allégeance en démocratie.

Photos FlickR CC : Cmic Blog ; Cicilie Fagerlid.

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