Hillary Clinton et la liberté d’Internet (civilisé)
Le deuxième discours d'Hillary Clinton sur la liberté d'Internet met en évidence les contradictions de la diplomatie américaine, coincée entre WikiLeaks et Facebook. Et il est peut-être déjà obsolète.
“Internet Freedom? There’s no app for that!” Le deuxième discours d’Hillary Clinton sur la liberté d’Internet, prononcé mardi à Washington, pourrait se résumer à cette aimable saillie à destination de tous les Steve Jobs de l’activisme en ligne. Un an après avoir posé la première pierre du “21st Century Statecraft” (le terme fourre-tout inventé par des spin doctors pour définir une diplomatie connectée), la Secrétaire d’Etat américaine a remis le couvert, en choisissant avec soin la séquence médiatique la plus propice.
Début 2010, son allocution était intervenue juste après l’incident entre Google et la Chine. Cette fois-ci, Clinton a patiemment attendu l’issue – positive – des révoltes tunisienne et égyptienne pour s’exprimer. Plus intéressant encore, elle a commencé son discours par une allusion à l’extinction momentanée d’Internet par le régime de Moubarak, avec un sens aigu du storytelling: “Quelques minutes après minuit, le 28 janvier, l’Internet a disparu en Egypte”.
Très rapidement, elle a cité l’exemple iranien et convoqué la figure de Neda, cette jeune fille tuée pendant les manifestations consécutives à la réelection de Mahmoud Ahmadinejad, propulsée martyre de la “révolution verte” et visage de la contestation contre le régime des mollahs. Après avoir loué le pouvoir émancipateur du web et sa prégnance dans les soulèvements populaires aux quatre coins du monde il y a quelques mois, la tête de pont de la diplomatie américaine a tenu à replacer les événements arabes dans leur contexte:
Ce qui s’est passé en Egypte et en Iran [...] relève d’un schéma plus vaste que le seul Internet. Dans chacun de ces cas, les peuples ont manifesté parce qu’ils ressentaient de la frustration vis-à-vis de leur situation politique et économique. Ils se sont levés, ont marché, ont chanté, les autorités les ont traqués, bloqués, détenus. Internet n’a rien fait de tout cela. Les individus l’ont fait.
Sans remettre en cause le rôle de Facebook après les émeutes de Sidi Bouzid ou l’importance d’un canal “dégradé” dans une Egypte coupée du monde, ce constat peut sonner comme une lapalissade. Pourtant, il est tout sauf anodin. Dans l’après-Moubarak immédiat, Google et Facebook ont adopté une posture similaire, prenant soin de ne pas trop accentuer leur rôle dans des mouvements qui les dépassent très largement. Ainsi, la compagnie de Mark Zuckerberg a pris d’infinies précautions langagières pour ménager son implantation récente dans d’autres pays de la région. Après avoir opté pour le soft power systémique (voir l’image ci-dessous), Clinton a clairement changé de braquet, privilégiant “les gens”.
Trois axes… et WikiLeaks
Les élans lyriques et autres voeux pieux évacués (“la liberté de s’assembler s’applique aussi dans le cyberespace”), Hillary Clinton a évoqué les trois défis que doit relever l’administration américaine, les “règles fondamentales qu’elle doit mettre au point pour se prémunir contre les méfaits”. En évoquant l’équilibre à trouver sur chaque aspect, elle a énuméré trois grands axes de réflexion, les deux premiers s’interpénetrant d’une façon relativement inquiétante:
- Liberté et sécurité. “Sans sécurité, la liberté est fragile. Sans liberté, la sécurité oppresse les individus”, a-t-elle d’abord déclaré, avant d’évoquer les “méfaits” cités plus hauts, la pédopornographie, le trafic d’êtres humains, le terrorisme et… le piratage informatique, qu’elle amalgame grossièrement avec le hacking (un peu comme si une loi contre les étrangers en situation irrégulière s’appliquait à tous les étrangers).
- Transparence et confidentialité. D’emblée, Clinton a dénoncé le faux débat autour de WikiLeaks, en insistant sur le fait que “toute cette histoire a commencé par un vol, comme on déroberait des documents dans une mallette”. En prenant soin d’escamoter la prépondérance du cloud-computing dans le monde post-11-Septembre, la Secrétaire d’Etat a indirectement rangé l’initiative de Julian Assange (et plus important, l’idée qui se cache derrière) dans la catégorie des menaces à la sécurité nationale.
- Liberté d’expression et tolérance. Après avoir raconté la visite des camps d’Auschwitz et de Dachau par des imams révisionnistes, Hillary Clinton a lourdement insisté sur la nécessité de multiplier les moyens d’expression, dévoilant par la même occasion une enveloppe de 25 millions de dollars à destination à des programmes conçus pour contourner la censure des régimes autoritaires. Rappelons à toutes fins utiles que de tels projets ont déjà montré leurs limites, le précédent Haystack ayant frôlé de peu la catastrophe.
“Faites ce que je dis, pas ce que je fais”
Plus que jamais, la juxtaposition de tous ces désidératas montre l’étendue de la schizophrénie du gouvernement américain, dont le message sur le numérique est plus que jamais le suivant: “Faites ce que je dis, surtout pas ce que je fais”. En parlant de WikiLeaks, Clinton a tenu à rappeler que le Département d’Etat n’avait pas vivement critiqué le site “parce qu’il fait partie d’Internet”. Elle s’est bien gardée de mentionner une réalité trop souvent ignorée: si l’organisation d’Assange avait décidé de démanteler les dictatures en révélant leurs petits secrets, elle aurait été soutenue par le même Département d’Etat. Et aurait probablement goûté aux millions de dollars promis par l’administration aux prosélytes du web libre. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter Clinton chanter les louanges d’un “avocat vietnamien qui dénoncerait la corruption”. Celle des autres.
Mais il y a encore plus éloquent. Pendant que la Secrétaire d’Etat délivrait son discours, le Broadcasting Board of Governors (BBG) se réunissait pour discuter de cette “nouvelle ère digitale”. Agence “indépendante” chargée de coordonner le service public de Washington à l’international, le BBG administre par exemple Radio Free Europe ou Voice of America, ces samizdat distribués mis en place pendant la Deuxième Guerre Mondiale et remaniés pendant la Guerre Froide pour promouvoir la démocratie dans le bloc soviétique.
Dans son compte-rendu, le Broadcasting Board of Governors ne fait aucun mystère: les événements qui secouent les pays arabes “démontrent le pouvoir des médias sociaux”. Un animateur de la version en farsi de Radio Free Europe va même plus loin: “Sans Facebook, rien n’est possible aujourd’hui”. Placés sous l’autorité directe du Département d’Etat, ces instruments diplomatiques sont-ils en train de s’autonomiser, et de s’éloigner du discours officiel? Alors que les conseillers technophiles de Barack Obama s’écharpent pour faire émerger un consensus, tandis qu’Hillary Clinton cherche un équilibre précaire entre la carotte et le bâton, l’émergence d’une conscience numérique en Tunisie, en Egypte, en Iran, au Bahreïn, pourrait vite changer la donne.
Surveillance au nom de la realpolitik
Tandis que le Département d’Etat présente un “Internet ouvert” comme le Saint Graal d’une nouvelle civilisation en réseau, des entreprises 100% américaines profitent des marges d’un nouveau marché, celui de la surveillance. Pour ne pas céder de terrain à la concurrence étrangère, nombreuses sont celles – grosses et petites – qui décident de se plier aux normes locales pour préserver la paix des ménages. Narus, une petite boîte californienne, a vendu des solutions à l’Egypte pour renifler le trafic; Cisco, le géant de l’informatique, 7,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires, présente des PowerPoint à ses employés pour leur expliquer le fonctionnement de la censure chinoise et comment s’impliquer dans le processus; et de l’autre côté du Great Firewall construit par Beijing, Google filtre toujours ses contenus au nom de la realpolitik.
Cerné par ses contradictions, le cyber-plan Marshall américain si critiqué par certains activistes pourrait faire long feu. Il y a quelques mois, le blogueur tunisien Sami Ben Gharbia tirait au bazooka sur la politique du State Department, en pointant du doigt les incohérences de l’administration:
Si les États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux veulent soutenir la liberté sur Internet, ils devraient commencer par interdire l’exportation de produits de censure et d’autres logiciels de filtrage vers nos pays. Après tout, la plupart des outils utilisés pour museler notre liberté d’expression en ligne et pour suivre nos activités sur Internet sont conçus et vendus par des entreprises américaines et occidentales. Nos chers amis et défenseurs de la liberté d’expression américains devraient mettre plus de pression sur leur gouvernement pour mettre un terme à l’exportation de ce type d’outils à nos régimes au lieu de faire pression pour recevoir plus d’argent pour aider à construire (encore) un autre outil de contournement ou pour aider les dissidents à renverser leurs régimes.
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Crédits photo: Wordle, Flickr CC roberthuffstutter, roberthuffstutter
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