Obsolescence programmée : comment les entreprises entretiennent le cycle du jetable

Le 1 mai 2011

Marketing, ingénierie... Réunis sous le terme « d'obsolescence programmée », mille techniques sont employées par les industriels pour assurer un flux de consommation sacralisé par la pub.

Certains étudiants de la Sorbonne avaient pris l’habitude, comme leurs profs, d’aller faire recharger leurs cartouches d’encre dans cette petite boutique de la rue des Ecoles. Neutre, le magasin affichait des étalages de réservoirs « génériques » pour toutes les marques : Epson, Canon, HP, Brother… Mais la petite affaire a bien vite été confrontée à un problème de taille : parmi les nouveaux modèles, certains ne reconnaissaient QUE le matériel « propriétaire », reconnus par une signature matériel et une signature logicielle dans la puce. Quant aux petits malins qui voulaient réinjecter de l’encre avec une seringue dans les têtes d’impression, malheur à eux, la puce traquait le niveau. Mais, il faut comprendre les constructeurs : en obligeant leurs clients à revenir régulièrement acheter des cartouches, c’est 90% de leur chiffre d’affaires qu’elles garantissent ! Ce mécanisme qui enferme le consommateur dans un cycle perpétuel de renouvellement de matériel en lui fournissant des produits trop vite inutilisables ou irréparables a depuis quelques temps hérité d’une dénomination industrielle quasi mystique : l’obsolescence programmée.

Derrière ce terme abstrait se cache une somme de techniques industrielles et commerciales visant à un seul but : entretenir le cycle de consommation afin de faire tourner les usines et les flux de marchandises. Pour se faire, le plus simple reste encore de réduire le cycle de vie des objets par diverses options qui entretiennent des mécanismes nécessitant la recherche perpétuelle de la compression des coûts de mains d’oeuvre et un gaspillage considérable de ressources, que les actuelles tensions sur les matières premières accusent. Même si la méthode a devancé de beaucoup les « peaks » de prix sur les métaux rares et le cuivre.

Des ampoules jetables à l’iPad 2

Au lendemain de la Première guerre mondiale, c’est à la lumière du marché florissant des lampes à filaments que se conclut, avant même la signature du traité de Versailles, un accord entre les Alliés et l’Allemagne : le Hollandais Philips, l’Américain General Electric et l’Allemand Osram, ainsi que d’autres sociétés européennes et japonaises, s’accordent alors pour limiter la durée de vie de leurs ampoules et de maintenir leur prix élevé, sous l’égide du cartel Phoebus.

Mais c’est à la rencontre du taylorisme et de la crise que nait la possibilité (d’un point de vue technique) et la nécessité (d’un point de vue commercial) de stimuler le consommateur. Cité comme la première mention du terme « obsolescence programmée », un texte d’un certain Bernard London publié en 1932, évoqué dans le documentaire, pose ainsi le problème :

En un mot, les gens, pris d’un sentiment de peur ou d’hystérie, utilisent tout ce qu’ils possèdent plus qu’ils étaient habitués à le faire avant la dépression. Dans la période de prospérité qui précédait, le peuple américain ne continuait pas à utiliser chaque chose jusqu’à avoir totalement épuisé ses capacités. Ils remplaçaient les vieux objets par des neufs du fait de la mode ou de leur modernité. Ils se débarassaient de leurs vieilles maisons et de leurs vieilles automobiles bien avant qu’elles soient hors d’usage, se souciant à peine de savoir si elles étaient obsolète.

D’un point de vue industriel, il s’agit là d’atteindre un véritable Graal commercial : comment alimenter un marché déjà saturé ? Comment vendre des frigidaires, des voitures, des chaussures, quand tous les clients potentiels en sont déjà équipés ? Trois réponses s’offrent dès lors aux industriels :

  • la technologie : construire moins fiable, moins durable et non réparable.
  • le design : créer artificiellement, par un effet de mode, un effet de vieillissement prématuré en « démodant » les produits.
  • la législation : obtenir l’instauration de nouvelles exigences légales obligeant la « mise aux normes » par le renouvellement du produit.

Les trois méthodes ne sont pas toujours utilisées par les mêmes industries. Il est plus courant de trouver une obsolescence programmée d’ordre technologique dans des produits « blancs » (gros et petit électroménager) tandis que le vieillissement par le design et l’accélération de la succession des générations est devenu une spécialité des produits « gris » (ordinateurs, électronique domestique, etc.). Au croisement de ces deux méthodes, l’entreprise Apple a atteint une finesse remarquable : totalement propriétaire, les produits Mac sont très difficilement démontables (s’ils ne sont pas remis entre les mains du SAV maison, la garanti des MacBook saute ainsi automatiquement), ne disposent d’aucune interopérabilité (très difficile de changer de disque dur, de carte graphique ou d’optimiser les performances de l’objet, les pièces ne pouvant être fournies que par le constructeur lui-même) et font l’objet de mises à jour système et hardware très rapprochées.

Appuyées par de monstrueuses campagnes, obligeant les consommateurs « accros » à renouveler à des prix prohibitifs leurs téléphones, lecteurs MP3, etc., les produits Mac sont pourtant inscrit dans les mêmes circuits de production à bas coût de main d’oeuvre et matières premières bas de gamme. Leur sous traitant principal, Foxconn, voit une partie de la production de ses usines affublés des marques concurrents, tel que HP, Sony, Intel ou Dell.

Le «cartel des ascensoristes», ou l’obsolescence par la norme

Parmi les cas de « consommation forcée », le cas des ascenseurs se pose en exemple. Plaidant leur cause auprès de l’AFNOR, l’Association française des normes, les principaux fabricants de cabine (Thyssenkrupp, Koné, Otis et Schindler) ont ainsi profité de deux accidents mortels à Amiens et Strasbourg pour souffler leurs inquiétudes au ministre Gilles de Robien, qui donna son nom à une loi imposant un renouvellement massif du parc d’ascenseur pour raisons de sécurité à l’horizon 2013 et 2018. Coût total de cette mise aux normes ? 4 à 8 milliards d’euros pour tout le pays.

Or, selon un rapport de Ian Brossat, élu communiste de Paris, publié par le site Marianne2 en 2010, ledit chantier ne risque guère d’être profitable aux usagers : ce sont moins l’Etat initial des cabines qui est en cause que les défauts de maintenance, causés par la surcharge de travail des réparateurs. Défauts de maintenance à l’origine des deux incidents ayant motivés la loi de Robien…

Combinés, les effets sont pourtant bien ceux espérés : selon une enquête des Amis de la Terre et du Centre national d’information indépendante sur les déchets, malgré la saturation du marché des biens manufacturés en France depuis les années 1980, l’achat d’équipement électrique et électronique a été multiplié par 6 depuis le début des années 1990. Dans le même temps, d’après une enquête Que Choisir citée par ce rapport, la durée de vie du matériel « blanc » serait aujourd’hui en moyenne de 6 à 8/9 ans, contre 10 à 12 ans avant 2000.

Un mouvement général de valorisation de la consommation

Dernière pierre de cette arche, la durée des garanties est, depuis le début des années 2000, en chute libre. « Au cours de l’année passée, écrivait la journaliste Jane Spencer, du Wall Street Journal, la garantie des produits Dell Computer s’est effondrée de trois à un an. » Au même moment, les premiers iPod d’Apple inaugurait des durées d’assurance casse et réparation de 90 jours. Trois mois seulement. Permettant la réduction des coûts de main d’oeuvre par l’accès à d’incroyables réservoirs de travailleurs pauvres en Asie et en Afrique du Sud, la chute du Mur du Berlin a également permis de rendre jetable jusqu’au dernier bijou de technologie, faisant de la réparation un loisir d’écolo, de geek ou de nostalgiques des fers à souder.

Mais, derrière toutes les techniques, la « propagande » dans son sens premier d’influence des foules, reste le mécanisme le plus profond qui entretient, et légitime, le recours à ces méthodes aux conséquences écologiques et sociales catastrophiques. Plus que Bernard London, c’est chez Edward Bernays, père du marketing et de la communication politique moderne, qu’il faut trouver les véritables racines du consumérisme comme fait social total, au sens où il structure désormais nos représentations, nos pratiques sociales… et nos interactions humaines en général.

Dans un ouvrage paru en 1928, republié sous le titre Propaganda, ce Viennois sollicité par le président américain Woodrow Wilson pour convaincre les Américains d’entrer en guerre en 1917, raconte notamment comment il réussit à convaincre les femmes de fumer, pour le compte de la marque de cigarettes Lucky Strike. Perçu comme une activité masculine, la tabagie n’a gagné avec fierté le coeur des Américaines que quand Bernays eut l’idée de confier à quelques suffragettes des clopes de la marque, les invitant à provoquer leurs homologues masculins en tirant sur ces « Torchs of Freedom », « torche de la liberté ». Un renversant la représentation sociale et en prêtant de manière artificielle une dimension politique à un simple produit de consommation, il expérimentait un concept plus tard décodé par Noam Chomsky : la « fabrique du consentement ».

Avant même de s’insinuer dans le design industriel, parachèvement de la prise de pouvoir du marketing sur l’ingénierie, l’économie du non-durable est d’abord une construction sociale dont Victor Lebow, spécialiste de la distribution, théorisait le principe dans un article de 1955 selon une formule notamment citée dans le documentaire The Story of Stuff :

Notre économie surproductive [...] exige que nous érigions la consommation au rang de mode de vie, que nous convertissions l’achat et l’utilisation de biens au rang de rituel, que nous cherchions notre satisfaction spirituel, égotique dans la consommation… Il nous faut des objets consommés, consumés, remplacés et jetés à un rythme toujours plus rapide.

Sacralisée comme la preuve d’une vie productive et heureuse, la consommation permanente donne aux individus comme seuls objectifs l’accumulation et le remplacement de choses, plus ou moins glorifiées, polies par le design, au rang desquels le téléphone portable, la montre et la voiture deviennent le rosaire, le missel et l’icône. Des mécanismes qui, liés au plaisir de la destruction évoqué par Bernays, font fort penser à la « pulsion de mort », théorisée par Freud, et retrouvée par Gilles Dostaller et Bernard Maris dans les écrits de John Maynard Keynes.

Sauf qu’à l’époque, les deux économistes voyaient dans cette thèse une explication de la part maudite qui avait poussé le système à son autodestruction. Mais, au fond, rien n’oblige à faire de différence : les financiers, chefs d’entreprise et de grandes banques, ne sont que des consommateurs à une autre échelle. Et, à cette échelle là, on ne parle plus d’obsolescence programmée, mais de crises systémiques. Des crises qui, nous dit-on, sont nécessaires, elles aussi, à maintenir ce sacro-saint système.


Crédits photo : FlickR CC Siadhal ; George Eastman House ; MT23 ; Nicholas Marchildon

Retrouvez les autres articles de notre dossier sur l’obsolescence programmée: Réinjecter de la durée de vie dans la société du jetable, et “Prêt à jeter”, quand la nostalgie industrielle devient complotisme.

Image de une: CC Marion Boucharlat pour OWNI

[Mis à jour le jeudi 5 mai 2011 / 5è paragraphe]

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