L’information, nouvelle forme d’impérialisme?
Les campagnes d'alphabétisation numérique menées par les Etats-Unis dans de nombreux pays auraient joué un rôle dans le Printemps arabe. Entre financement des réseaux parallèles et promotion des voix dissidentes, l'impérialisme s'exprime dans l'information.
Article initialement publié sur SavageMinds et repéré par OWNI.eu ; tous les liens de l’article sont en anglais.
Selon un récent article du New York Times, le département d’Etat américain dépensera 70 millions de dollars avant la fin de l’année en technologies de communication furtive pour permettre aux activistes de communiquer loin des dictateurs. Les prototypes comprennent une valise capable de fournir rapidement une couverture wifi gratuite à toute une région, des appareils bluetooth qui peuvent partager des données silencieusement, des logiciels qui protègent l’anonymat des utilisateurs chinois, des réseaux mobiles indépendants en Afghanistan, et des téléphones portables enterrés dans le sous-sol nord-coréen pour permettre des appels désespérés pour la « liberté ».
Ces outils sont déployés pour promouvoir les priorités d’une nation sur une autre. Dès lors, comment aborder l’impérialisme de l’information ? L’utilisation d’outils de communication en réseaux pour déstabiliser les régimes révèle une inclinaison pour des interventions numériques visant à provoquer des actions révolutionnaires, des campagnes de propagande qui font la célébrité de bloggeurs, et des codes secrets de guerre. Regardons les utilisations de l’information pour comprendre les tenants et les aboutissants de son impérialisme.
Alphabétisation numérique et révolution
En 2007, avec mon collègue Ramesh Srinivasan, nous avons étudié le rôle du département d’Etat américain et des organisations philanthropiques américaines dans la promotion de projets d’alphabétisation numérique comme le blogging pro-révolutionnaire au Kirghizstan. Cette alphabétisation numérique s’est transformée en culture de la communication qui a aidé une révolution nationale, la Révolution des tulipes de 2005. Le Printemps arabe a provoqué de nombreux débats au sujet du rôle des réseaux sociaux.
Je ne souhaite pas contribuer à ce débat ici sans les données empiriques qui sont collectées en ce moment même par Srinivasan au Caire. Mais à la lumière de l’intervention des Etats-Unis sur le domaine de l’information, je m’interroge sur l’impact qu’ont eu en Tunisie, Syrie et Egypte les opérations d’alphabétisation numérique supportées par les Etats-Unis.
Bien entendu, les activistes à la base de la mobilisation qui ont mis leurs vies en danger sont plus importants que les entrepreneurs de la Silicon Valley ou les taupes du Département d’Etat, mais le rôle des intermédiaires soutenus par les Etats-Unis devrait intéresser les anthropologues et les activistes qui s’inquiètent de l’incarnation de l’impérialisme dans l’espace public de l’information.
Cyber-Célébrités
Quels sont les autres moyens pour le département d’Etat américain de promouvoir son agenda politique et l’utilisation d’Internet au niveau international ?
Je rentre tout juste de Netroots Nation 2011, l’événement clé de l’activisme Internet. Parmi les orateurs cette année, le pionnier de la levée de fonds en ligne, Howard Dean et l’avocat de la neutralité sur Internet, le sénateur Al Franken. J’ai assisté à un panel intitulé “Le Pintemps arabe : une étude de cas sur les nouveaux médias en tant que catalyseurs de changement” (“The Arab Spring: A Case Study for New Media as a Catalyst for Change”), qui rassemblé des bloggeurs irakiens, palestiniens, marocains et barheïnis.
Leurs histoires étaient captivantes et bien rodées. Une question m’intrigue : comment ont-ils pu s’offrir le voyage vers les Etats-Unis ? Je me demande s’ils n’ont pas été financés par le département d’Etat pour faire un tour de plusieurs villes et raconter leurs histoires d’activisme numérique pro-démocratie. Les institutions “pro-liberté” ont-elles quelque chose à gagner en rendant célèbres certains bloggeurs du Moyen-Orient ?
Je ne suis pas paranoïaque au point de penser que la nomenclature entourant la promotion de la “révolution Twitter” a été un moyen pour les compagnies de la Silicon Valley de se réclamer du printemps arabe, mais je pense vraiment que les États ont conscience du pouvoir de ces campagnes pour gagner les cœurs et les esprits. Ce tour des bloggeurs en est pleut être un exemple.
Le code est une arme
Pensez à Stuxnet, la première arme informatique médiatisée, implanté dans les infrastructures nucléaires et pétrolières iraniennes, en attente d’instructions pour plonger l’Iran dans le noir. Ou pire, créer une fusion nucléaire. Nul ne sait d’où vient Stuxnet mais Israël et les États-Unis sont les premiers suspects. Dimona est le centre de l’infrastructure “secrète” d’Israël et, selon un article du New York Times, l’efficacité de Stuxnet a été testée là-bas. Il est certain que la sécurité nationale et les aspirations impériales amènent au développement d’un Stuxnet 2.0. Après sa découverte, Stuxnet est sorti du secret pour devenir open-source. Si vous souhaitez créer un chaos mondial, vous pouvez télécharger et travailler dessus à partir d’ici. Cette vidéo montre également des hackers jouant avec le virus et le remodelant. Cela devrait inquiéter n’importe qui travaillant dans le domaine de la paix ou de la sécurité nationale.
Guérilla info-impérialiste ou promotion légitime de la démocratie ?
Le composant idéologique de l’impérialisme de l’information s’entendait dans le discours de la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, où elle blâmait la Tunisie, l’Ouzbékistan, l’Égypte, l’Iran, l’Arabie Saoudite et le Vietnam pour les “piques menaçant la libre-circulation de l’information”. Le financement de ces réseaux parallèles et la promotion des voix dissidentes font partie de la stratégie américaine d’ouverture de ces pays pour favoriser l’émergence de la démocratie et d’autres libertés, comme la libre-entreprise. À l’inverse des remarques d’Hillary Clinton, le porte-parole du ministère des Affaires Étrangères chinois, Ma Zhaoxu, a défendu l’approche de la Chine. Un journal d’État chinois a étiqueté la citation de la secrétaire d’Etat américaine comme de l’“impérialisme de l’information”.
Il me semble que cette rhétorique et cette pratique de l’impérialisme de l’information appellent une étude anthropologique. Comme ces cas le prouvent, les institutions nationales déploient tout un ensemble de formules et de pratiques pour promouvoir leur programme. 70 millions de dollars ne représentent qu’une petite somme quand on les rapporte aux autres activités du département d’État. Ça ne paye même pas une cuvette de toilettes au Pentagone mais c’est quand même une ingérence publique dans l’autonomie d’autres nations. Maintenant, avec Internet dans une mallette, des cyber-célébrités révolutionnaires et des armes comme Stuxnet, l’impérialisme de l’information va bien au-delà du jargon menaçant et vaguement inspiré d’un bureaucrate chevronné.
En tant qu’universitaires et activistes, où nous situons-nous sur ces questions ? Comment le projet d’affirmer la souveraineté nationale ou ethnique est-il compliqué par l’euphorie autour du Web et de son rôle dans la promotion de la démocratie ? Le développement et l’usage de technologies de la communication relèvent-ils d’une guérilla info-impérialiste ou est-ce une forme intelligente et légitime de promotion de la démocratie ? Comment l’anthropologie peut-elle faire face à ces enjeux majeurs?
—
Illustrations : Flickr CC by-ncEric Constantineau – www.ericconstantineau.com
Traduction Marie Telling et Alexandre Marchand
Laisser un commentaire