Internet bat la mesure
Le gendarme des télécoms redresse la barre, mais peut-être trop tard. Pour mesurer la qualité de l'accès à Internet en toute "transparence et objectivité", il tente désormais de placer des garde-fous autour du dispositif. En vain pour certains observateurs, dont un collaborateur de longue date de l'Arcep, qui l'estiment de toute façon bancal et voué aux "tricheries".
En vain. C’est en vain que l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), le gendarme des télécoms, tenterait de rectifier le tir dans son projet de mesurer la qualité du Net français. Il y a quatre jours, elle soumettait une nouvelle fois le dossier à l’appréciation publique. Confirmant, comme l’indiquaient les dernières informations d’OWNI, une plus large prise en compte de la société civile face aux opérateurs. Lesquels arbitraient seuls auparavant le dossier.
A priori, c’est donc une bonne nouvelle pour les consommateurs. Ces derniers ne disposent aujourd’hui d’aucun outil leur permettant d’évaluer la qualité réelle de leur accès à Internet à domicile. De savoir ce à quoi ils accèdent vraiment en payant chaque mois un abonnement à leur fournisseur d’accès (FAI). A priori seulement. Car pour beaucoup, le dispositif technique censé mesurer cette qualité est d’ores et déjà vicié de l’intérieur. Déconnecté de l’expérience des internautes français et soumis à un risque de “tricheries”.
Tricherie
Et pour une fois, les associations ne sont pas seules à monter au créneau. Des intermédiaires spécialisés dans la réalisation de ce genre de mesures rejoignent aujourd’hui le mouvement, initié dès le lancement de ce chantier, en septembre 2011, par l’Afnic (association en charge des noms de domaine en .fr), la Quadrature du Net ou bien encore l’UFC-Que Choisir.
Certaines de ces sociétés sont très proches de l’Arcep et des opérateurs, qui constituent leur clientèle. Ainsi Directique, cabinet d’études qui évalue depuis 1996 la qualité des offres mobiles de SFR ou Orange pour le compte de l’Arcep. Et qui ne mâche pas ses mots en ce qui concerne ce nouveau dispositif. Il cumulerait “tous les inconvénients” indique sans détour le prestataire dans sa réponse [RAR] à la première consultation lancée sur la qualité de service de l’accès à Internet, en décembre dernier [PDF]. Et d’enfoncer le clou :
Si ce scénario était choisi, on obtiendrait des résultats non représentatifs [...], non pertinents vis-à-vis du public, avec un risque de tricherie majeur, avec une rigidité énorme vis-à-vis de tout changement.
En cause, une méthodologie s’appuyant sur l’installation de lignes dites “dédiées”. Autrement dit, de lignes spécialement pensées et calibrées pour la réalisation de tests. Une solution qui aurait encore la préférence de l’Arcep à en croire les derniers document publiés par l’autorité [PDF].
Dans le cadre de ce dispositif, l’autorité indique que les opérateurs connaîtraient l’emplacement des lignes, pouvant y placer un matériel (ordinateur, navigateur, système d’exploitation ou bien encore modem) et y tester des offres grand public qualifiés de “performants” (p.11-12 du projet). Dans la limite d’une certaine représentativité, modère l’autorité des télécoms : les plate-formes de test doivent s’approcher “d’un environnement résidentiel”, avec des forfaits couvrant “20% au moins” des ventes réalisées les derniers mois et un matériel “comparable à celui dont disposent certains abonnés.”
Lignes dédiées
Pas suffisant pour Directique, qui dénonce un dispositif “déconnecté de l’expérience client.” Qui ne prend en compte ni la qualité de son installation, ni les spécificités de l’utilisation que fait l’internaute de son abonnement : s’il passe par sa “box” pour regarder la télévision par exemple, la qualité effective de sa connexion risque de varier. “Or la démarche générale proposée consiste précisément à s’affranchir de ces variables spécifiques pour produire des mesures de « qualité intrinsèque » des réseaux des FAI”, regrette Directique, qui conclut : “les informations génériques sur les FAI ainsi fournies aux utilisateurs ne leur permettront pas de choisir de façon plus éclairée entre les diverses offres des divers FAI, puisque ce sont leurs conditions particulières de raccordement et d’usage qui détermineront sa qualité effective.”
L’Arcep ne prévoit en effet que très peu de mesures se rapprochant de l’utilisation d’un internaute lambda. Et préconise que les lignes de tests restent “non utilisées” par d’autres services (p.14).
Histoire d’assurer la “comparabilité des résultats”. Qui les enferme du coup dans une espèce de bulle, bien éloignée des internautes. “Afin que les mesures permettent de mieux appréhender l’expérience dont peuvent bénéficier les utilisateurs” néanmoins, l’Arcep recommande que “certaines mesures” soient réalisées “par exemple pour recevoir la télévision sur IP.” Mais les résultats de ces rares tests ne seront de toute façon pas transmis aux usagers, puisque le régulateur exclut de les publier (p.15). Un régime d’exception qui vaut aussi pour les pratiques de gestion de trafic des opérateurs, qui peuvent limiter le fonctionnement d’un service sur Internet, tel que le peer-to-peer, souvent soumis à ce genre de restrictions. En clair, les mesures susceptibles d’affecter la qualité de l’accès à Internet de l’usager, du fait de l’utilisation qui est faite du forfait, ou des pratiques des FAI, passent de fait à la trappe.
Pire, le dispositif ne serait en rien prémuni contre la tricherie. Trop faciles à identifier, les points de mesures pourraient facilement bénéficier d’un traitement prioritaire de la part des opérateurs, explique encore Directique. Un constat que partage un autre prestataire potentiel, Cedexis, qui appelle à l’Arcep à utiliser “de multiples métriques indépendantes.”
Un biais depuis longtemps dénoncé par la société civile, aujourd’hui confirmé par une société rompue à l’exercice d’évaluation des réseaux de télécommunication. Et qui aurait pourtant tout intérêt à tenir sa langue, pour empocher un nouveau contrat. Interrogé par OWNI, un employé de Directique réagit :
Ce n’est pas parce qu’on travaille depuis longtemps avec l’Arcep que nous ne sommes pas indépendants !
Bonne volonté
Cette nouvelle levée de boucliers intervient au plus mauvais moment pour l’Arcep. Car l’autorité tente depuis peu de faire bonne figure dans ce dossier. Écoutant les critiques, ajustant les orientations qui avaient initialement sa faveur. Une attitude nouvelle dont nous vous parlions il y a quelques semaines sur OWNI et qui se confirme dans le projet aujourd’hui soumis au public.
D’abord juges et parties, libres d’évaluer seuls ou presque la prestation qu’ils monnayent aux internautes, les FAI se sont vus progressivement bordés dans cette réflexion, qui constitue l’un des volets du grand chantier que l’Arcep consacre à la neutralité du Net depuis 2010.
Fini le temps de l’auto-régulation. Internet, et la neutralité de ce réseau, déchaîne trop l’intérêt. Et les passions. L’Arcep a dû rompre avec la tradition, qui veut que la Fédération française des Télécoms (FFT) et les FAI gèrent seuls les mesures de qualité des réseaux, sur fixe comme sur mobile. Et a tenté de faire au mieux avec ce dont elle dispose, en plaçant des garde-fous autour du périmètre qui lui est accordé.
En l’occurrence, les opérateurs détiennent toujours le droit, par décret, de choisir le prestataire en charge des mesures à venir. Pour assurer l’indépendance de ce dispositif, mise en cause au cours des précédents mois, l’Arcep a finalement décidé d’associer plus largement que prévu “les associations d’utilisateurs et les experts indépendants qui le souhaitent” à la réflexion. Ils suivront notamment l’élaboration de la méthodologie et vérifieront les modalités qui présideront au choix du prestataire.
Le régulateur lui-même a décidé de prendre les choses en mains en proposant de prendre en charge le contrôle des mesures régulières. Réalisé “indépendamment des opérateurs”, ce “complément” pourrait s’appuyer sur un autre prestataire, ou bien encore sur des tests réalisés par des internautes volontaires, indique le document soumis à consultation.
Mais si beaucoup notent un mieux dans l’attitude de l’Arcep, ils ne l’estiment pas suffisant. Le ver est déjà dans le fruit : peu importe le pansage si le dispositif principal est déjà bancal. Le régulateur ne semble néanmoins pas décidé à en changer. D’autres solutions ont pourtant été soumises, la plupart proposant de placer le régulateur aux commandes des mesures.
Une option qui ne semble plus complètement irréalisable du côté de l’Arcep, à une variable près : son coût. L’autorité l’a d’ailleurs bien compris, puisqu’elle l’aborde dans son projet de rapport sur la neutralité du Net, qu’elle vient de rendre public. Elle y suggère -très fortement- que le Parlement la dote de “moyens juridiques et financiers pour mesurer de façon plus indépendante les indicateurs de qualité de service.” Enfin, si ce dernier “l’estime utile.”
En attendant, le régulateur et la mesure de la qualité du Net gardent leur handicap de départ. Qui risque fort de porter le coup de grâce à un projet dont l’unanimité sur le fond, n’a d’égal que la défiance qu’il suscite sur la forme.
Photo par Mammal (CC-byncsa) via Flickr
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