Barack Obama et la nouvelle idéologie du Web social

Le 4 septembre 2009

Cela a commencé il y a quelques jours, Fabrice Epelboin éminent technophile du Web francophone, de son flux d’articles préférés, sortait une pépite, la traduction, publiée sur le vénérable site Internetactu, d’un texte fondateur sur une des visions probables du Web de demain. A la rédaction de ce texte, deux sommités de la sphère du [...]


Cela a commencé il y a quelques jours, Fabrice Epelboin éminent technophile du Web francophone, de son flux d’articles préférés, sortait une pépite, la traduction, publiée sur le vénérable site Internetactu, d’un texte fondateur sur une des visions probables du Web de demain.

A la rédaction de ce texte, deux sommités de la sphère du Web commercial actuel, l’initiateur du Web 2.0 Tim O’Reilly et John Battelle.

Ce texte décrit la transformation du Web 2.0 ou du Web collaboratif ou du Web social, comme vous déciderez de l’appeler, vers un Web au carré. C’est à dire un Web qui se développerait comme un enfant venant à la rencontre du monde réel, explosant son enveloppe première qui était le Web primordial inventé par Tim Berners Lee ou le World Wide Web.

La vision était splendide, si bien qu’on se serait déjà cru projeté dans la prochaine production de Steven Spielberg ou de James Cameron. Mais ce qui a valeur d’argument de l’autre côté de l’Atlantique, parce que ce n’est au bout du compte que de l’émotion pure, ne saurait cacher chez un esprit européen ce qui en fait est un triste pied de nez à Tim Berners Lee et son projet de Web sémantique que j’ai cité dans mon article précédent sur ce blog.

Tim O’Reilly se pose en visionnaire et semble dire à son adversaire : “tu vois, ma perspective englobe la tienne et à partir de maintenant, c’est moi qui suit aux commandes de la destinée de ce mystérieux paquebot conceptuel qu’est le Web pour les intellectuels de la planète.”

Jusqu’ici, je me disais, rien de grave, juste deux personnes qui ont pété les plombs sur leur stature personnelle et nous jouent une mauvaise pièce sur la scène médiatique mondiale. Or cela va plus loin que cela.

Il y a deux années, Tim O’Reilly, lors de l’une de ses propres conférences du Web 2.0, se faisait étriller par l’architecte juridique de la Free Software Foundation, l’organisme le plus attaché aux libertés fondamentales au sein de et à travers les différents bouleversements informatiques qui secouent notre monde actuel.

Un peu contrit de cette leçon socratique admonestée par ce vigoureux juriste qu’est Eben Moglen, et de surcroît devant son public, Tim O’Reilly qui ne put se défendre dans le dialogue vif et précis qui s’était engagé, choisit de s’expliquer dans un article postérieur, plus au calme.

La conclusion de cet article est (sans bien sûr qu’Eben Moglen put répondre, cette fois-ci) que les gens de la Free Sotware Foundation sont trop attachés aux libertés regardant la technique, logiciel et matériel informatique, et qu’ils sont par là même incapable d’imaginer une liberté supérieure qui dépasserait le cadre circonscrit de leur préoccupations.

Trés bien, me disais-je, même si c’est une insulte à un adversaire non-présent, technologiste certes, mais professeur d’histoire du droit à l’Université de Columbia, je peux très bien imaginer que Tim O’Reilly ne fait là que règler ses comptes, et qu’il soit en fin de compte un partisan avoué de la liberté, même face aux intérêts étatiques ou commerciaux, surtout si c’est une liberté supérieure.

Toujours rien de grave.

Or voici qui commence à devenir gênant, le texte fondateur du Web au carré, ne comporte nulle part le terme de liberté, et ne propose même pas une réflexion sur les possibilités d’atteintes à la vie privée par l’exploitation des données des utilisateurs dans ce nouvel univers. C’est comme s’il fallait croire que le mouvement d’abandon des données des utilisateurs, les plus intimes et inconscientes soient-elles dans ce monde meilleur, leur garantissait dynamiquement en retour,  quelque part, le contre-poison à leur exploitation malveillante, soit par un Etat, soit par un trust.

Et voilà ce que je réalise : que demande en fait Tim O’Reilly pour la réalisation de ce rêve cinématographique d’un monde meilleur ? la transparence, le dernier buzz à la mode des publications sur le Web social… mais la transparence de qui ? celle de tous les intervenants du Net, du gouvernement comme celle du citoyen. Avouez qu’il commence à y avoir de quoi rire.

Et cette transparence serait donc une forme de liberté supérieure ?

Mettons-nous à nu face aux gouvernements et nous serons libres ?

Voltaire aurait eu un accès de rire mémorable s’il avait pu entendre cela de son vivant.

Il ne faut pas bien sûr juger sur une première source d’information, surtout si elle se présente sous la forme d’un texte inspiré, en voici une deuxième, tiré d’un article d’un reporter en technologies du New York Times, Saul Hansell, qui s’intitule le silence de l’administration d’Obama sur la vie privée.

Saul Hansell commence par faire remarquer que l’administration Obama s’est engagée sur un certain nombre de sujets d’importance concernant la cybertechnologie. Un certain nombre… mais curieusement, pas sur la protection de la vie privée…

Or il a pu deviner la position de l’administration d’Obama, lors de sa participation à un colloque sur les libertés informatiques (Computers, Freedom and Privacy Conference) à Washington. Voici ce qu’a dévoilé Peter Swire, Professeur de droit de l’Ohio, et membre de l’équipe de transition d’Obama.

D’après ce professeur, il ne pourra y avoir de voix officielle de l’administration Obama sur la question du respect de la vie privée en ligne, car il y a une scission entre l’opinion classique des experts technologiques sur la vie privée et celle, émergente, des professionnels qui sont nés avec les réseaux sociaux, le Web 2.0.

Je continue par une traduction de l’article, car cela est savoureux.

“Le mouvement du Web 2.0 est opposé au mouvement pour la vie privée.” dit-il. Traditionnellement, les défenseurs de la vie privée font pression pour une politique de minimisation des données , a t-il argumenté. Le moins d’informations conservées sur les personnes, le moins de possibilités pour le gouvernement ou les entreprises  de s’attaquer aux personnes.

La nouvelle idéologie [celles du Web social] tourne autour de ce que M. Swire a appelé “l’autonomisation par les données”. Les gens assemblent et contrôlent les informations sur eux-mêmes grâce au réseautage social en ligne et par d’autres sites. Et l’accès aux données peut créer des mouvements politiques et sociaux, comme les bénévoles se sont rencontrés et organisé pendant la campagne présidentielle Obama.

“Nous sommes les consommateurs qui sont devenus les producteurs de leurs propres données”, a déclaré M. Swire. “Nous sommes assez puissants pour pouvoir faire des choses politiquement efficace avec les données.”

Mme Crawford, qui a déclaré que la Maison-Blanche lui avait interdit de répondre aux questions lors de ce colloque, n’a pas réagit sur le commentaire de M. Swire. Dans sa présentation, cependant, elle a mis en évidence l’engagement de l’administration à créer data.gov, un référentiel des informations collectées par le gouvernement fédéral. Même s’il n’est pas destiné à diffuser des informations sur les individus, cette base de données représente la position de l’administration qui est que “l’information est le pouvoir.”

“Nous n’avons aucune idée de comment ces données seront utilisées et c’est le but de l’opération,” dit-elle.


Maintenant, nous sommes assez équipés pour dire que sur ce sujet de la vie privée, une non-décision de Barack Obama correspond à une décision en faveur de la nouvelle idéologie du Web social. Mais ce n’est pas tout.

Dans un autre excellent article – et j’ai encore choisi une référence de presse qui ne peut pas déranger le camp démocrate – du Washington Post, est relatée une décision rapide et discrète de l’administration Obama qui revient sur une interdiction pour l’Etat fédéral d’employer les données des citoyens qui viennent sur ses sites, pour en dresser un profil et le conserver.

Cette interdiction datait de 9 années. et remonte donc à 2000.

Là encore, je traduis et cite l’article car c’est une nouvelle fois savoureux.

Les soutiens du changement disent que le réseautage social et les services similaires, qui souvent tirent avantage des technologies de pistage, ont transformé la manière dont les gens communiquent sur l’Internet et les aides d’Obama disent que ces services peuvent rendre le gouvernement plus transparent et augmenter la participation du public.


Il faudra qu’on m’explique en quoi l’établissement d’un profilage des citoyens qui viennent sur les sites des agences fédérales, représenterait la promesse d’une plus grande transparence de l’Etat. Une plus grande transparence du citoyen, oui, sûrement.

Mais ne soyons pas chafouins, accordons, comme le fait cet article, le bénéfice du doute à Barack Obama et à ses conseillers, qu’ils n’utiliseront ces données que pour le bien public, même si ce n’est pas exactement “transparent.”

Et puis, comme beaucoup de développeurs le reconnaissent, comment pourrait-on créer des application dynamiques sur le Web, par exemple, sans ces bons vieux cookies ? Difficile certes, sauf qu’en tant que gouvernement démocratique, on n’est pas contraint de s’associer avec des géants privés de l’Internet pour partager et croiser les données collectées de part et d’autre, en bonne intelligence.

C’est le cas hélas que cite ce même article du Washington Post, d’après deux sources distinctes, l‘Electronic Frontier Foundation et l’Electronic Privacy Information Center, qui font état d’un contrat signé le 19 février 2009 entre Google et une agence fédérale que personne ne veut nommer.

Si l’interdiction est levée, ce contrat et bien d’autres se passeront dans le silence le plus absolu ; les agences fédérales n’auront plus à soulever et motiver des exceptions pour obtenir le droit de passer des accords avec des réseaux sociaux ou collaboratifs privés et centralisés, comme Facebook, Flicker, etc. Toujours dans le but de récolter et miner des données laissées par le citoyen.

J’aurais une dernière prévention pour Barack Obama et ses conseillers : le fait qu’après tout les risques de collusion entre les pouvoirs privés et publics, après tant d’affaires qui ponctuent l’histoire politique des Etats-unis, cette fois-ci seront écartés. Car n’avons nous pas là, pour une fois, un personnel politique extrêmement sensible et “au courant” des bonnes pratiques en matière de nouvelles technologies ?

Regardons objectivement si c’est le cas.

Je vous renvoie à un article du Wall Street Journal pour référence. Mais là, vous pourrez en trouver beaucoup d’autres : ces deux affaires sont plus connues, car elles ont pratiquement fait la une politique, ce dernier mois d’août.

Se rendant compte que les républicains avaient mis en place une campagne décentralisée, à partir du terrain, où chaque militant envoyait à sa famille, ses amis et ses connaissances un courrier vindicatif sur la réforme du système de santé, comment Obama et ses conseillers ont-ils choisi de contrer cette stratégie ?

Premièrement, par la délation.


Une adresse éléctronique a été mise en place à la Maison Blanche pour accueillir les dénonciations de tout bon citoyen qui trouvait un courrier électronique “suspect” (fishy) dans sa boîte aux lettres. Le citoyen n’avait qu’à faire suivre (forward) ce courrier en utilisant l’adresse généreusement fournie par les équipes du Président.

Evidemment, comme il existe encore des procédures démocratiques, il a suffit qu’un député républicain demande officiellement des explications pour que l’adresse des dénonciations soit définitivement supprimée.

Deuxièmement, par le spam (sic).


David Axelrod, l’un des conseillers principaux d’Obama, et paraît-il l’artisan de sa campagne, a trouvé une autre idée brillante. Pourquoi ne pas réveiller la base de manière centralisée ? Par exemple, se servir de listes d’adresses électroniques de prétendus soutiens populaires d’Obama, et d’envoyer le même courrier militant à tout le monde. Un coup de génie en effet…
Quelqu’un dans son entourage auraitpu lui expliquer qu’il s’agissait de spam, que c’était une erreur grossière et que les conséquences au niveau de la communication pouvait être plus négatives que les bénéfices espérés.

Là encore, cela fit scandale dans l’ensemble des médias et les républicains durent se taper sur les cuisses.

On peut à présent dresser une conclusion simple.

En accord avec l’industrie du Web Social, l’administration Obama entend profiler et constituer des bases de données sur les citoyens qui effectueront des démarches et des recherches d’informations sur les sites des agences fédérales.

Le gouvernement 2.0 est en plein essor.

Soit dans sa configuration envisagée, le contrôle du citoyen par son obligation de transparence comme garantie de sa participation à la vie collective. Servage prolongé jusqu’au bénéfices des acteurs privés du Web social.  Voici venir un meilleur monde selon O’Reilly, et je vois d’ici deux excellents connaisseurs de la technologie que sont Barack Obama et David Axelrod opiner du chef.

Il y a eu, à une lointaine époque, un projet à peu près similaire aux vues du village planétaire  transparent de Tim O’Reilly, inventé par le célèbre Walt Disney. La citée transparente idéale : les employés de la maison Disney qui, habitant dans les parcs d’attraction de la marque, montreraient l’exemple d’une vie réglée, vertueuse et heureuse aux clients ébahis par tant d’harmonie.

Projet qu’un artiste, lors d’une interview dans les Cahiers du cinéma, Orson Welles, qualifiait de fasciste.

Nous n’en serons pas loin si les intérêts privés en jeu se déploient avec l’aval d’un gouvernement affaibli et si peu circonspect face à la nouveauté.

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