Tout doit disparaître : de l’avenir pour l’édition numérique … [1]
Ce billet est le premier d’une série consacrée aux transformations des métiers du livre. Le premier s’intéresse au rôle des grands groupes d’édition. L’explosion numérique, doublée de l’explosion de la communication, bouscule le monde de l’édition. C’est le moins que l’on puisse dire. Mais curieusement, plutôt que de chercher à comprendre quels sont les termes et [...]
Ce billet est le premier d’une série consacrée aux transformations des métiers du livre. Le premier s’intéresse au rôle des grands groupes d’édition.
L’explosion numérique, doublée de l’explosion de la communication, bouscule le monde de l’édition. C’est le moins que l’on puisse dire. Mais curieusement, plutôt que de chercher à comprendre quels sont les termes et les changements qui vont s’opérer dans les prochaines années, les tenants de titres sont obsédés par les causes de la bousculade et cherchent plutôt à réduire, ou tout du moins à minimiser, de nouveaux risques. Le regard tourné vers le passé et le dos au futur immédiat, les groupes d’édition européens et anglo-saxons espèrent résister et conserver l’intégrité de leurs univers derrière un bouclier juridique obsolète, localisé et impraticable du point de vue planétaire.
Pourtant, cette double explosion ouvre pour tous les acteurs du métier du livre des perspectives sans précédents. C’est peut-être cette caractéristique de nouveauté absolue qui empêche les professionnels installés de réfléchir en termes autres que ceux qu’ils ont eux-mêmes forgés dans un passé relativement lointain. Cette culture professionnelle est au cœur de la viscosité naturelle que le monde de l’édition produit afin de faire fonctionner son activité dans le cadre d’une certain nombre de règles.
Au risque de simplifier mais afin de permettre au plus grand nombre de comprendre les mécanismes élémentaires des métiers du livre, essayons de cerner ensemble (au travers d’éventuels commentaires) les axes du monde de l’édition.
La publication d’un livre s’articule :
— sur la mise en relation d’un auteur et d’un éditeur,
— sur la cession de droits d’exploitations de l’auteur envers l’éditeur,
— sur la production et la commercialisation de l’œuvre de l’auteur auprès d’un groupe identifié (ou non) de lecteurs.
Jusqu’ici, cette chaîne reposait sur une certaine lenteur des échanges. Et même si l’explosion de la communication a précédé l’explosion numérique, une véritable accélération ne s’est produite qu’à partir du moment où les auteurs ont pu accéder à un espace d’exposition public sans le concours direct de l’éditeur.
Le tableau ne serait pas complet sans parler de l’édition indépendante (bien qu’il faudrait préciser de qui elle est indépendante). Cette dernière embrasse une myriade d’éditeurs, c’est-à -dire des personnalités, capables de mobiliser du temps, des ressources et des moyens pour publier des textes ou des objets qui les passionnent. Et cela en dehors des circuits de distribution de masse et de leurs règles et techniques de vente. L’édition indépendante se comporte ainsi comme un composant contrariant qui vient apporter le lubrifiant vital et propre à maintenir la viscosité de l’ensemble de la sphère du livre, l’empêchant de sombrer dans une paralysie partielle ou totale.
Dès les débuts du Web 2.0, les éditeurs indépendants se sont emparé des outils et ont commencé leurs activités favorites : les expérimentations. Que ce soit pour agréger du talent, des avis, des lectures, des critiques ou encore des participations, les indépendants ont tiré parti de toutes les innovations techniques qui émergeaient. Ils/elles ont également tenté d’intégrer ces outils dans la culture du livre, avec plus ou moins de succès et en combattant toutes sortes de résistances et de conservatismes, confinant parfois à la stupidité. Ils/elles ont souvent payer cher leur indépendance.
La prise en main des médias numériques par les grandes multinationales du secteur a été considérablement plus lente, au point qu’elle n’est toujours pas complètement réalisée à ce jour. Cette lenteur propre aux grands dinosaures d’une époque révolue n’a pas empêché ces mêmes multinationales de s’arroger les services de certain(e)s éditeurs indépendants ou de consultants suffisamment vifs pour devancer et anticiper les changements en cours. Mais une fois englués dans les corporatismes inhérents, ces derniers ont dû poursuivre le combat en multipliant les contraintes et les obstacles.
Ce petit jeu s’est considérablement modifié de par l’intrusion d’acteurs étrangers aux métiers du livre puis l’invasion du secteur par les géants du Web. Il est inutile, dans ce billet, de revenir sur l’impact ni l’histoire de cette invasion, ni sur les multiples réactions épidermiques ou inexistantes qu’elle a générées. Ces brèches ouvertes par les Google, Amazon et consorts, ont créé de multiples opportunités pour des acteurs restés dans l’ombre depuis assez longtemps. C’est ainsi que les bibliothèques, parents pauvres de l’activité du livre, se sont retrouvées sur le devant de la scène, assises sur un tas d’or mais désarmées devant tant de sollicitude. C’est ainsi aussi que les auteurs, les éditeurs et les porteurs de projets se sont également retrouvés observés car susceptibles de démontrer davantage d’indépendance vis-à -vis des cadres traditionnels. C’est ainsi enfin que les anciens prestataires de services des grosses maisons se sont retrouvés à proposer du service à la personne : auteur, éditeur, créateur… et même lecteur !
Les seuls à ne pas comprendre réellement les enjeux et à rester à la traîne semblent être une bonne majorité des journalistes qui réfléchissent en termes de gain/perte, émergence/disparition, vainqueur/vaincu. Et s’il est vrai que la période est à la guerre (commerciale et culturelle), les termes et les issues possibles ne se mesurent pas en dommages et en destructions, bien au contraire. Ce qui se joue est la visibilité (et donc l’accès) et l’invisibilité (et donc la détention) des biens et des services liés au livre. Le passage d’une partie des prérogatives traditionnelles dévolues aux maisons d’édition vers le domaine public est le théâtre des opérations.
Le premier des enjeux au centre des combats est la propriété intellectuelle. Conçue à une époque où l’exploitation s’étendait sur une période assez longue de plusieurs générations, les règles et les codes de propriété intellectuelle heurtent de plein fouet les modèles de droits partagés, la gratuité, la réduction radicale des délais d’exploitation, la concurrence accrue en volume et en qualité et à un renouvellement si rapide que personne ne peut plus suivre le rythme. Il apparaît assez clairement que le droit de propriété intellectuelle doit se modifier en profondeur et surtout se négocier à un niveau international en prenant en compte la diversité des usages du public et des formes d’expressions des auteurs.
Le deuxième enjeu est la structure de la chaîne de fabrication et de publication du livre. Aujourd’hui, la chaîne du livre est encore pensée selon un modèle linéaire et même romanesque allant de la rédaction de l’œuvre jusqu’à sa publication en librairie. Et bien que les spécialistes du marketing, toujours à l’affût d’un gain plus immédiat, aient introduits des principes de raccourcissement de la chaîne, cela n’a rien à voir avec l’absence de chronologie prédéterminée du web, avec son horizontalité, sa capacité d’interaction ou encore avec la dématérialisation de l’œuvre originale qui peut, tour à tour, se manifester sous la forme du livre, du film, de la BD, du récit interactif, et de bien d’autres encore. Les grandes maisons ne peuvent plus concevoir l’édition comme une agrégation centralisée et concentrée autour de la capacité de diffusion physique du livre, ni comme une extension d’un volant d’activités médiatiques.
Ce qui amène tout naturellement au troisième enjeu, celui de définition de la mission de chacun des acteurs dans le monde du livre. Jusque ici le modèle pyramidal traditionnel de la maison d’édition assujettissait l’ensemble des corps de métiers participant à la publication d’une œuvre. Les questions esthétiques et éditoriales s’effaçaient derrière les contraintes techniques et commerciales. La maison d’édition était conçue comme une entreprise industrielle particulière par le type d’objet qu’elle fabriquait. Mais avec l’explosion numérique, la pyramide explose également. Les nombreuses composantes du métiers n’ont plus l’obligation d’être intégrés dans un dispositif traditionnel pour porter des projets d’édition sur lesquels ils pourront eux aussi agréger des talents indépendants et des moyens techniques allégés par la numérisation.
Les groupes d’édition vont-ils pour autant disparaître ? C’est très improbable. Cependant, ils vont devoir s’adapter à une grande volatilité des composantes même de la chaîne du livre et sortir du schéma industriel pour entrer très probablement dans un schéma purement financier. Cela n’a rien de nouveau. Ce qui est nouveau sera d’accepter une nouvelle forme de concurrence et une plus grande part de risques. C’est ce à quoi les sociétés de production audiovisuelle sont confrontées depuis plusieurs décennies aussi bien pour la télévision que pour le cinéma et maintenant pour le web. Les sociétés de production audiovisuelles sont devenues des banques d’affaire spécialisées, cédant la place aux professionnels indépendants pour tous les aspects techniques de la production. Il est tout à fait probable que les grandes maisons d’édition européennes suivent ce même chemin, d’autant qu’elles ont à leurs têtes des spécialistes de la finance plutôt que des éditeurs de terrain. Toutefois, ils leur faudra combattre le contre-exemple déplorable de la musique où les majors continuent de s’accrocher à des principes de propriété artistique dépassés et des mécanismes de marché totalement déconnectés de la réalité.
Une telle transition permettra aux groupes d’édition actuels de développer leur activité financière et de proposer des modèles d’investissements multiples selon les projets éditoriaux, les talents et les œuvres. Ils devront pour cela abandonner le contrôle qu’ils exercent sur la distribution. Ils pourront prendre exemple sur les majors du cinéma américain ou sur les groupes média japonais, ou encore créer un nouveau type d’acteurs du livre au niveau international.
La question est de savoir combien de temps il faudra aux groupes d’édition européens pour comprendre et accepter la nouvelle donne, puis commencer à transformer leur métier. Car la crispation sur des affrontements juridiques ne va pas dans le sens d’une évolution des pratiques du monde de l’édition. La feinte ignorance des courants qui agitent la profession n’est pas non plus un signe encourageant. Enfin, occulter les nombreuses expérimentations du monde des éditeurs indépendants et des nouveaux entrants apparaît comme une politique de l’autruche nuisible à l’image et à la crédibilité des groupes d’édition. Ces stratégies perdantes pourraient finir par entamer durablement et surtout négativement les relations que les groupes d’édition entretiennent avec les créateurs et avec les prescripteurs de leur secteur d’activité.
Il est temps pour les groupes d’édition français, et plus généralement européens, de changer de discours et peut-être d’amener de nouvelles idées à une prochaine rencontre internationale. Et pourquoi pas au salon du livre de Paris 2010 qui, jusque ici, ne s’annonce pas sous les meilleures auspices ?
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> Article initialement publié sur Temps Futurs, un blog interne à la soucoupe
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