Incapable de s'adapter à la révolution internet, d'inventer de nouveaux modèles pour faire payer l'information dans un monde où la gratuité est la règle, la vieille presse est en déroute. Les grands quotidiens, les grands magazines, sont paniqués comme des "Newsososaures" devant le raz-de marée numérique qui balaie leur monde. [...] Leur débandade aurait fait ricaner Hunter S. Thompson, lui qui, par nature, adorait le chaos porteur de processus créatif ...
Hunter S. Thompson était au journalisme ce que Kerouac, Burroughs et Bukowski furent à la littérature et aux excès en tous genres. Comme son imposante biographie signée William McKeen sort ces jours-ci en français sous le titre “Journaliste et Hors la Loi” (critique à venir sur ce blog), je devrais en parler au présent. Mais j’en parle au passé. Car Hunter Stockton Thompson est mort un peu oublié, à 68 ans, le 20 février 2005 à Aspen Colorado. Mais aussi parce que la conception du métier qu’il incarnait et a inventé- le “gonzo journalism” – ce journalisme de récit littéraire, subjectif, sauvage et halluciné (pour en savoir plus allez faire un tour sur Gonzo.org) - est aujourd’hui en voie de disparition. Tout comme le journalisme d’investigation. Et en bonne partie pour les mêmes raisons.
Quel quotidien, quel magazine “sérieux” publierait un article commençant par ces lignes aujourd’hui ?
“Étranges souvenirs par cette nerveuse nuit à Las Vegas. Cinq ans après ? Six ? Ça fait l’effet d’une vie entière, ou au moins d’une Grande Époque — le genre de point culminant qui ne revient jamais. San Francisco autour de 1965 constituait un espace-temps tout à fait particulier où se trouver. Peut-être que ça signifiait quelque chose. Peut-être pas, à longue échéance… mais aucune explication, aucun mélange de mots ou de musique ou de souvenirs ne peut restituer le sens qu’on avait de se savoir là et vivant dans ce coin du temps et de l’univers. Quel qu’en ait été le sens…”
(“Las Vegas Parano”)
Hyperformatage
Dans la plupart des médias, la narration écrite, sonore et visuelle est désormais hyper-formatée. Accroche, déroulé, chute… tous les sujets sont traités à la même moulinette normative. Chaque article, chaque lancement radio ou télé doit rentrer dans le même cadre préétabli. Surtout ne pas surprendre, ne pas déstabiliser le lecteur, l’auditeur, le téléspectateur…
Le journaliste français, notamment, s’aventure de plus en plus rarement en dehors des techniques journalistiques et des clôtures stylistiques acquises lors du fameux double cursus “idéal” Sciences Po + CFJ. Cela tombe bien : les journaux sont de moins en moins demandeurs de reporters, enquêteurs, chroniqueurs et autres aventuriers plumitifs qui sortent du cadre. Ils n’en ont plus ni l’envie ni les moyens. Place à l’info standardisée et aux économies d’échelle rédactionnelles. Envoyer un Gus faire le gonzo journaliste dans le désert du Nevada au moment où la presse coule à pic comme le Titanic ? Vous n’y pensez pas !
Incapable de s’adapter à la révolution internet, d’inventer de nouveaux modèles pour faire payer l’information dans un monde où la gratuité est la règle, la vieille presse est en déroute. Les grands quotidiens, les grands magazines, sont paniqués comme des “Newsososaures” devant le raz-de marée numérique qui balaie leur monde. Leurs ventes au numéro s’effondrent, leurs recettes publicitaires fondent comme neige au soleil sous l’effet du grand réchauffement digital. Et la nourriture nécessaire à leur survie se fait rare : il n’y a pas ou peu de nouveaux revenus sur le Web. Les annonceurs tirent les prix de la pub toujours plus bas et les internautes ne veulent pas payer pour l’info comme l’a encore démontré récemment une étude du Pew Research Center.
Leur débandade aurait fait ricaner Hunter S. Thompson, lui qui, par nature, adorait le chaos porteur de processus créatif . Ses articles et ses récits qui sont devenus des livres comme “Hells Angels” (une formidable enquête de terrain qui le conduira à l’hôpital après ce qu’il qualifia de “querelle éthylique spontanée”) ou encore “Las Vegas Parano” (un reportage sur une course de motos dans le désert qui se transformera en quête mythique du rêve américain sous LSD) en sont les meilleurs témoignages.
J’entends d’ici le rire sardonique de ce véritable émeutier du journalisme qui dans les Sixtie’s publia les meilleurs articles du moment sur le mouvement hippie dans le “New York Times”, avant de travailler pour “Esquire” ou “Rolling Stone”, puis de signer un contrat d’auteur dont les agents de Random House se souviennent encore. Plutôt que de se lamenter avec les pleureuses de la “Mediapocalypse”, rions un peu avec Hunter et cette petite vidéo compilant les meilleures scènes du film adapté de “Las vegas Parano” (avec Johnny Depp méconnaissable dans le rôle de Thompson).
Mais c’est vrai, un peu de sérieux, car dans la débandade de ces dinosaures de l’info, c’est tout un écosystème professionnel et démocratique qui est aujourd’hui menacé.
En route vers l’info-burger
Le processus se déroule sous nos yeux :
- Dans un premier temps, les rédactions des journaux sont décimées par les plans sociaux. Et désincarnées par la rationalisation quasi-Tayloriste du travail à coup de nouveaux systèmes informatiques et de production “online” en batterie. Les journalistes survivants – majoritairement les plus jeunes et les moins expérimentés, les plus souples et les moins forcenés – sont alors soumis au diktat du “marketing éditorial” et de concepts venus d’outre-Atlantique dont le principal avantage est de pallier le manque de moyens humains (le “data journalisme”auquel j’ai consacré ce billet à charge en est un bon exemple). C’est ce que nous vivons depuis déjà plus d’une décennie dans le métier.
- Conséquence mécanique de cette logique 100 % comptable qui veut que les journaux deviennent “des entreprises” (et rien que cela) déclinant leur “marque” (sic), et l’information “un produit” (et rien que cela), c’est le nivellement par le bas des exigences morales et professionnelles qui menace, la perte de sens et des repères déontologiques qui guette. Nous sommes en plein dedans.
- Au stade final, on assiste au dépôt de bilan et à la fermeture des journaux, puis à la disparition progressive du pluralisme de l’information écrite au profit des mêmes dépêches dupliquées à l’infini sur Google News et des médias audiovisuels qui privilégient de plus en plus la forme sur le fond…quand ils ne sont pas au journalisme ce que le fast-food est à la restauration.
C’est sûr, Hunter S. Thompson n’aurait pas du tout aimé cela. Il partirait dans de folles diatribes, cracherait par terre en soufflant la fumée de son éternel fume-cigarette par les oreilles, agonirait d’injures les responsables de ce désastre : le Kapital, les patrons de journaux, les journalistes, les lecteurs, la technologie, Internet, les internautes, la consommation, le prêt à consommer, l’inculture et la culture du vide… bref collectivement NOUS.
Mais dans le désastre qui fait aujourd’hui de la presse une Siderurgie 2.0 (j’emprunte le concept à Pierre Chappaz) nous sommes encore quelques uns, journalistes professionnels, a essayer des chemins de traverse, faute de pouvoir prendre le maquis. On nous accuse d’être réactionnaires, rétifs au changement, aux “réformes” (le mot a tellement été “retourné” comme un gant sur le plan sémantique). Parce que nous n’adhérons pas à la logique du flux pour le flux, du toujours plus avec moins, du journalisme “Shiva” multitâches, du rédiger toujours plus court, toujours plus vite, toujours plus mal… Parce que nous moquons les nouvelles modes et refusons l’illusion que le tout-technologique sera la Panacée de la crise des médias. Ce scientisme est parfois poussé jusqu’à l’absurde : avez-vous déjà entendu parler du “robot-journalisme” auquel j’ai consacré ce billet ?
Aux avant-postes du front numérique
Mais dans les faits, ceux qui restent attachés à la mission première du métier (la recherche d’une information originale, sa vérification, sa narration dans les règles de l’art pour le plaisir d’écrire et de lire) sont souvent aux avant-postes du front numérique. Au coeur de l’expérimentation journalistique ET technologique. Dans le partage communautaire de l’info avec les confrères ET les lecteurs. Sur les blogs, sur Twitter, ou ailleurs…
Nous sommes mêmes quelques uns, quadras et quinquas élevés au lait quotidien des “A la” et des bouclages à l’ancienne, à avoir faire notre mue 2.0 voire 3.0. Bref à être débarrassés de tout sentimentalisme pour l’ancien monde de l’ imprimé. Celui de Gutenberg, des rotatives, des grèves du Livre CGT et des liasses de journaux livrés aux kiosques aux premières lueurs de l’aube. Laissons le mourir ce vieux monde puisque les lecteurs d’aujourd’hui n’en veulent plus (… mais pas trop vite quand même car il nous fait encore bouffer ;-).
Regardez autour de vous dans les métro parisien : il y a certes encore des gratuits entre les mains des voyageurs (puisque ce sont des gratuits), mais “Libé”, “Le Monde” et les autres quotidiens payants sont des espèces en voie de disparition. Les moins de 35 ans consomment désormais l’info sur l’écran de leurs smartphones, leurs ordis et bientôt leurs tablettes. C’est irrémédiable.
Qu’il meure donc ce vieux monde du papier puisqu’ il va forcément renaître sur le Web sous d’autres formes (la nature a horreur du vide et savoir ce qui se passe dans le monde ou en bas de chez soi est l’un des grands besoins essentiels de l’humanité), en donnant naissance à  de nouvelles expériences journalistiques individuelles, collectives et communautaires. [A ce propos spéciale dédicace à tous ceux qui tentent de réinventer le journalisme en le mettant à l'heure du web participatif, chez Rue89, Owni.fr , Electron Libre, j'en oublie...et à ceux qui remettent au goût du jour le journalisme de récit comme les gens de la revue "XXI"].
Et puisqu’il faut savoir terminer un billet, je parlerai donc d’Hunter S. Thompson au présent : “I wanna be a gonzo journalist” ! Je l’ai exprimé d’une autre manière dans d’autres billets. Je le redis ici. L’époque n’est pas porteuse pour le journalisme de récit, d’enquête et de reportage avec du panache, du nerf et des tripes .Ce journalisme engagé qui revendique l’honnêteté subjective plutôt que de s’abriter derrière une fausse objectivité bien hypocrite est pourtant à mon sens l’un des meilleurs moyens de ramener le lecteur à s’intéresser à la presse.
Car le lecteur est sans doute moins con qu’on ne le croit : quand on lui sert autre chose que de l’info-burger et de l’eau tiède, il en redemande. Et si on le surprend, on l’interpelle, il est prêt payer pour voir, lire, apprendre, voyager et s’aventurer hors des frontières de l’actualité pré-machée. C’est en tout cas ma conviction. L’époque est peut-être aux OS de l’info et au “temps de cerveau disponible”.
Mais il n’est pas trop tard pour changer l’époque. Cela tombe bien la révolution numérique va nous y aider.
Jean-Christophe Féraud
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