Viva la resolution
Un Front de Gauche révolutionnaire sur les cultures numériques. Enfin en théorie. Bien moins en pratique. À l'instar de la majorité des partis en lice, la formation de Jean-Luc Mélenchon oublie la société de l'information. Pourtant, à ses côtés, de petites mains turbinent pour apporter de vraies idées nouvelles sur le sujet. Passées sous silence.
Ce n’est pourtant pas faute de s’appliquer. Il y a quelques jours, le “Front de Gauche numérique”, section fondée en novembre dernier, invitait blogueurs et journalistes à discuter de “tous les sujets numériques du point de vue de la campagne présidentielle du Front de Gauche et de son candidat, Jean-Luc Mélenchon.” L’occasion, pour ses représentants Sophie Duvauchelle et Jérôme Relinger, d’annoncer dans la foulée l’ouverture d’une plate-forme collaborative visant à étayer le programme numérique du parti. Mais à l’étayer seulement : Jérôme Relinger est formel, il ne s’agit pas de combler un vide mais “d’affirmer les pistes de travail [du Front de Gauche] tout en donnant la parole à des acteurs parfois en contradiction.”
Un peu plus tôt dans la campagne, son homologue socialiste Fleur Pellerin avait subi le feu des critiques en instaurant une initiative similaire, appelant les internautes à enrichir les idées du camp Hollande sur Internet, via une adresse mail. Du côté du Front de Gauche, on ne mise pas sur une boîte aux lettres fermées, mais sur un “wiki”, site sur lequel il est possible de consulter toute contribution, et auquel n’importe qui peut participer, à l’image du célèbre Wikipedia. “Ce sera totalement libre, sans modération a priori”, poursuit Sophie Duvauchelle. Une ouverture susceptible d’être vite parasitée, “mais en cas de trolling ou de propos injurieux, on interviendra” assure la responsable du Front de Gauche.
Choix de civilisation
Au-delà des aspects formels, ce qui différencie le Front de Gauche numérique de son alter ego hollandiste est une pratique consommée du terrain. Sophie Duvauchelle est enseignante et ancienne informaticienne ; Jérôme Relinger, délégué TIC du Parti Communiste Français, traîne ses guêtres d’ingénieur dans le e-milieu depuis 1995, tentant de convertir les coco au réseau.
Une éternité à l’échelle des partis politiques, poids lourds comme Petit Poucet, qui peinent à se saisir d’Internet ailleurs qu’à la marge. Une variable qui se fait également sentir dans le discours : la réflexion sur Internet est ample, vient s’amarrer à une pensée plus globale de “la société informationnelle”, miroir d’évolutions dépassant l’unique prisme numérique. Une approche syncrétique qui tranche avec celle, plus fonctionnelle, des éléphants de la campagne, PS comme UMP, qui ont tendance à “sectorialiser” Internet.
“Internet n’est pas un truc de geeks, il renvoie à un vrai choix de civilisation”, martèle Jérôme Relinger, “c’est une question politique qui a des conséquences politiques.” En particulier, il constitue selon lui une forme d’actualisation du capitalisme contemporain, sous forme de “capitalisme du savoir”.
Pour cette raison, le Front de Gauche numérique “défend l’idée qu’il faut instaurer un rapport de force” sur le sujet, fustigeant “l’apparence de consensus qui prédomine dans le discours ronronnant.” “Il faut choisir entre le capitalisme de la société du péage et la société du partage”, ajoute Jérôme Relinger, pour qui Internet est aujourd’hui la cible “d’un accaparement concerté pour rendre rare l’abondant, privé le public, rentable le gratuit”.
Application
Un état des lieux qui épouse parfaitement les lignes de force du Front de Gauche mais qui offre peu de prises concrètes. Rapidement, la question se pose de la conformité de la réflexion aux exigences pratiques d’un gouvernement. Interrogée sur ce point, l’équipe techno du Front de Gauche déroule doctement.
Sur les accès et le déploiement du haut et très haut débit : “Un droit, qui passe par la constitution d’un pôle public des télécoms et la mise en place de certaines obligations, comme la couverture des zones non rentables, en contrepartie des licences attribuées aux opérateurs de télécommunication.”
Pour l’éducation au réseau : “Une formation à mettre en place dès l’école et tout au long de la vie afin que l’usage d’Internet ne se résume pas à la consommation d’une boîte noire et pour faire de la France une grande puissance en matière de logiciels.”
Et sur l’Open-Data : “Toutes les données émanant d’une entité publique doivent être mises sous format copyleft“. Du raccordement en fibre optique aux multiples licences prévalant dans le droit d’auteur, le vocabulaire est précis, le sujet maîtrisé.
Reste le gros morceau, auquel tout prétendant à une expertise sur Internet ne peut aujourd’hui échapper : l’après-Hadopi. Mesure phare de l’e-sarkozysme, l’institution en charge de protéger les œuvres sur Internet est également l’emblème de la “société de péage” que le Front de Gauche numérique souhaite renverser sur Internet. “Un système qui recherche la rentabilité et dont le corollaire est la surveillance : à ce titre, Hadopi n’est que le poisson-pilote d’initiatives plus larges comme Sopa et Pipa aux États-Unis ou Acta“, regrette Jérôme Relinger.
En lieu et place de la Haute autorité donc, une sorte de “Sécurité sociale” de la culture, qui passe par l’instauration d’une plate-forme publique pour la diffusion des œuvres, dont le financement reposerait notamment sur une redevance et sur des taxes matériels et publicitaires. “Pour impulser ce modèle novateur, la France doit avoir un courage politique à l’échelle européenne. Mais on a bien imposé celui de la Sécurité Sociale, non ?” lance Jérome Delinger, confiant.
“Vous voudriez que je sois candidat au ministère d’Hadopi ?”
Un courage dont le candidat du Front de Gauche ne semble pas vouloir se draper. A l’instar de la majorité des prétendants à la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon ne fait pas d’Internet une priorité. Pas encore objet politique, il est davantage perçu comme un support de communication. Ce qui réussit bien au candidat d’extrême-gauche : sa webcampagne est présentée comme un franc succès, du fait notamment de la popularité de son blog ou de la web-série consacrée à ses aventures. Le tout pour la bagatelle de 100.000 euros – une broutille à l’ombre des millions consacrées au web du côté de l’UMP et du PS.
Sur le fond néanmoins, l’enthousiasme est moindre. Seul le versant culturel d’Internet apparaît dans son programme, principalement sous couvert de l’abrogation d’Hadopi. La fin de la loi Loppsi y est aussi rapidement évoquée.
En février dernier, le candidat s’était agacé suite aux questions pressantes de l’un des journalistes de l’émission Radio France Politique, portant sur l’après-Hadopi (26e minute). Exposant dans un premier temps sa préférence pour une “la licence globale”, qui a la faveur d’une partie du Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon s’est dit ouvert au débat : “moi je suis prêt à discuter de tout, sauf de la restriction de liberté.”. Pressé de donner davantage de précisions, le candidat s’était par la suite exclamé : “je ne vous dis pas que je suis le meilleur spécialiste, je me suis toujours opposé à tous ces trucs. [...] Vous voudriez que je sois candidat au ministère d’Hadopi ? [...] Vous voulez que je vous explique comment, dans quelle condition, avec quel brevet et avec quel logiciel ? Et bien je ne peux pas le faire !”
Il faut dire qu’Hadopi, et son éventuelle alternative, constituent aujourd’hui le seul point saillant de la réflexion des présidentiables sur Internet. Le seul, bien souvent, qui apparaisse dans leur programme. Au PS et à l’UMP, il est au cœur d’une lutte d’influence sanglante. Pressions, lobbying, variations idéologiques et retournement de veste : une logique classique en politique, particulièrement criante dans ce domaine. S’il est absurde d’exiger de chaque candidat qu’il sache coder les yeux fermés en récitant la biographie de Richard Stallman, la complexité du sujet et les réactions en chaîne suscitées par sa simple évocation justifient à elles seules l’insistance des journalistes à obtenir une réponse précise des candidats.
L’après-Hadopi dépasse le seul numérique. Jean-Luc Mélenchon l’a d’ailleurs bien compris : sur ce même plateau de Radio France, il assimilait la logique de l’offensive Acta à celle d’autres accords impulsés par les États-Unis pour contrôler des secteur bien éloignés Internet. Mais force est de constater que le candidat n’est pas à l’aise dans le domaine. Ce qu’il n’apprécie guère.
Work in progress
Ses troupes expliquent pourtant que le Front de Gauche, “en tant que parti de transformation qui a pour ambition de changer le monde”, ne “peut pas éviter cet axe fondateur” que constitue Internet. D’autant que pour Jérôme Relinger, “le numérique sème la révolution.” Pour autant, ces mêmes responsables numériques prennent bien soin de préciser que leurs idées ne sont pas forcément celles du candidat. Comment expliquent-ils la désaffection de Jean-Luc Mélenchon ? Selon eux, les formats médiatiques traditionnels ne permettent pas de développer avec justesse une pensée d’Internet. Une idée également développée par les candidats de partis plus modestes, que nous avions rencontrés il y a quelques semaines.
L’acculturation est aussi mise en cause : work in progress ! A la manière de l’écologie, explique Jérôme Relinger, Internet peine encore à s’imposer dans le milieu politique. “Le niveau de conscience sur le sujet n’est pas plus élevée dans les partis politiques !” poursuit-il.
De la même manière qu’Internet n’est pas un sujet prioritaire pour les électeurs, il ne l’est pas non plus dans l’esprit des présidentiables. Ce qui explique le faible relais dont a bénéficié la conférence du Front de Gauche numérique, tout comme leur wiki – moins d’une centaine de personnes s’y sont inscrites.
Mais ce qui ne les empêche pas de continuer à parler d’Internet.
Illustrations et photo : David Iratu (CC-BY) et Nitot (CC-BY-NC-SA)/Flickr
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