Marketing et bêtise
De Diesel à Bernays en passant par Deleuze et Inception, analyse des liens étroits entre marketing, stupidité et bêtise.
Be stupid
“Be Stupid”, voici le slogan de la marque de vêtements DIESEL depuis début 2010. Slogan que l’on retrouve imprimé directement sur les t-shirts.
Il se décline également dans une campagne d’affichage, opposant les “intellos” aux “idiots”. Les premiers ont un cerveau, font des plans, et critiquent alors que les seconds ont des couilles, improvisent et créent :
Évidemment, DIESEL est résolument du côté des “idiots” :
Il s’agit bien sûr d’une campagne qui ne doit être prise qu’au second degré, une nouvelle manière d’être “cool”, de ne pas se “prendre la tête”. Je vais toutefois la prendre au mot pour tenter d’expliciter la relation qu’il y a entre le marketing et la bêtise. Premier constat : la publicité de DIESEL utilise le terme de “stupid”, et l’on traduit généralement le “stupid” anglais par l’ “idiot” français. Parle-t-on pour autant de la même chose quand on évoque l’idiotie, la stupidité ou la bêtise ?
Idiotie, stupidité et bêtise
Idiotie, stupidité et bêtise sont souvent amalgamées et les termes semblent interchangeables, mais ils ont pourtant des différences.
L’idiot est celui qui comprend après coup, il a toujours un temps de retard, c’est ce qui l’amène à faire des gaffes. Ainsi le personnage de Lagaffe, celui de la bande dessinée, est un idiot. Un lointain descendant d’Epiméthée, qui est la figure de l’idiot dans la mythologie grecque (en grec ancien Ἐπιμηθεύς / Epimêtheús, « qui réfléchit après coup »).
Le stupide est celui qui ne comprend pas, même après coup. Il est borné et n’apprend pas de ses erreurs et, tel l’eau qui stagne, il est condamné à croupir (dans mon sud-ouest natal, on appelle le stupide un “étau”). C’est la raison pour laquelle on ne traduira pas le “stupid” de DIESEL par “stupide” mais plutôt par “idiot”.
Celui qui est bête est celui qui se roule dans les lieux communs tout en se croyant pertinent, il provoque généralement la fatigue et la lassitude. Dès lors, on pourrait dire que celui qui porte un t-shirt “Be Stupid” n’est ni stupide ni idiot mais bête : tour de force du marketing de DIESEL, des bêtes se prennent pour des idiots tout en se croyant malin.
Bêtise et lieux communs
Sur la bêtise donc, je me tournerai volontiers vers la conception qu’en propose Deleuze. Celle-ci elle est faite de bassesse et de paresse et n’aspire qu’à se couler dans le moule des opinions toutes faites. La bêtise se définit comme une pensée désincarnée et fantomatique. Avec elle, la pensée “tourne à vide” sur le boulevard des lieux communs. Anne Sauvagnargues, dans son “Deleuze. L’empirisme transcendantal” écrit :
Être bête, ce n’est pas penser mal, mais ne pas user du tout de la pensée, que l’on cantonne aux retrouvailles et aux confirmations, au lieu de la confronter à l’impensable dans une aventureuse exploration de possibles [...] Pour la qualifier d’un mot que Bergson affectionne, elle est la pensée toute faite, et non la pensée se faisant. (p.20)
C’est depuis les topoi grecs, ces lieux communs, que la bêtise règne. Et jusqu’à Heidegger, qui écrivait que l’homme du coin de la rue ne pense pas, on retrouve cette idée que la pensée est une force créatrice et singulière qui doit s’arracher du flux ambiant de la bêtise qui ne véhicule que du “prêt à penser”. La bêtise est l’ombre de la pensée, peut-être la même ombre que voyaient les prisonniers de la caverne de Platon, lui qui exhortait les jeunes Athéniens à penser par eux-mêmes.
La bêtise est nécessaire
Pourtant, on a besoin de la bêtise et nous portons tous en nous, aussi brillant que nous croyons être, notre lot de bêtise. La lumière a besoin de l’ombre pour exister. Seul Lucky Luke tire plus vite que son ombre, c’est d’ailleurs ce qui le signifie comme au-dessus de la bêtise, voire de la stupidité ambiante des personnages de la bande dessinée, d’Averell à Rantanplan qui, soit dit en passant, pourraient très bien être des personnages de la publicité de DIESEL.
On a besoin de la bêtise car on besoin de lieux communs en tant que lieux de partage et de synchronicité. A ce titre, vouloir éradiquer la bêtise serait certainement la volonté la plus bête qui soit. Mais c’est quand la bêtise devient hégémonique, où quand on en vient à oublier la part de bêtise qui nous habite tous, que la situation devient critique.
Bêtise et prolétarisation
La bêtise s’installe donc là où la pensée tourne à vide, là où l’esprit critique a cessé d’opérer. Quand Platon condamne les sophistes, c’est parce qu’il juge que leur enseignement rend bête la jeunesse athénienne et ne développe pas leur esprit critique en ne leur proposant que du “prêt à penser”.
Ce “prêt à penser” est en même temps une perte de connaissance qui n’est autre qu’un processus de prolétarisation. Or, prolétarisé, privé de connaissance, on ne peut plus penser, on devient condamné à la bêtise, c’est-à-dire à croire que l’on a encore des idées, que se sont les nôtres, que personne ne nous oblige à acheter ceci ou cela, que nous sommes souverains dans nos choix, etc.
Il ne faut pas croire que la bêtise génère de l’inculte comme le ferait la stupidité, d’ailleurs la bêtise se donne souvent en spectacle dans des jeux télévisés tels “Question pour un champion”. La bêtise forge une conception de la connaissance basée sur l’accumulation, conception en vertu de laquelle plus on connaîtrait de choses, plus on serait intelligent. C’est ainsi, par exemple, que le système scolaire de la Corée du sud se base sur l’ingurgitation des informations et des connaissances. Nombre de voies s’élèvent contre ce système qui tend à produire des enfants incapables d’une pensée critique, incapable de penser par eux-même.
C’est comme si le bachotage permanent, tel du javel, avait détruit tout l’environnement nécessaire à la pensée. Un système scolaire, par ailleurs bien intentionné, peut donc produire des perroquets savants : des enfants prolétarisés qui s’installent dans le règne de la bêtise, le tout orchestré par une importante économie de cours privés en marge de l’école (les Hagwon).
Mais redisons-le, la bêtise est nécessaire : ainsi dictionnaires et encyclopédies sont des produits de la bêtise. Il sont indispensables pour la connaissance mais ne disent jamais comment penser, ni ce qu’est la pensée. Imaginez un monde ou les seuls livres seraient des dictionnaires et des encyclopédies : plus d’essais, de poésies ou de romans, et vous aurez un aperçu de ce que pourrait être un monde dans lequel règne la bêtise.
Or, si la connaissance et la pensée n’étaient qu’accumulation d’information, chacun d’entre-nous ne serait plus une singularité mais une particularité, caractérisée par un certain degré d’accumulation, mesurable et comparable aux autres.
La bêtise comme terreau du marketing
Il y a un lien tout particulier et primordial entre la bêtise et le marketing. Le marketing, dans sa composante “relation publique” et publicitaire, compte en permanence sur la bêtise, c’est son terreau naturel de prédilection. Le succès d’une campagne de communication réside bien souvent dans la capacité à faire circuler des idées qui vont devenir des lieux communs capables de modifier les comportements.
Or, si vous voulez changer le comportement d’une ou de quelques personnes, vous argumenterez. Si, en revanche, vous devez changer le comportement de milliers ou de millions de personnes, il faudra employer d’autres techniques de persuasion qui misent généralement sur la bêtise (l’individu est particulier et non singulier). Car la bêtise est ce qui nous fait agir sans interroger le pourquoi d’une telle motivation : on agit sans trop savoir, notamment parce que d’autres le font aussi, c’est là le comportement grégaire qui est l’autre visage de la bêtise.
A vrai dire, on va dans le sens qui nous est indiqué, ou suggéré, pour ne pas être “à découvert”, pour ne pas réellement attirer l’attention, pour ne pas être en décalage. Ainsi, celui qui est bête a une principale crainte qui est celle de ne pas être dans le coup, d’être un “has been”. Je donne deux exemples, que j’avais présenté dans la note sur le bon sens paysan :
- après que les américains aient mis sur le marché un maïs hybride, l’INRA n’a pas résisté à la pression marketing et s’est engouffré dans cette activité qui est à l’origine de l’agriculture intensive et destructrice en France. Un des dirigeants de l’INRA de l’époque avoua plusieurs années plus tard qu’il avait promu et développé la culture de maïs hybride pour “faire comme les américains” et par peur d’être dépassé.
- dans le monde des systèmes d’informations c’est également la même chose : quand j’avais demandé à un ancien directeur des systèmes d’information d’une grande entreprise pourquoi il avait lancé un grand chantier SAP, il m’avait répondu que “à l’époque, si tu n’avais pas de chantier SAP tu étais un has been”. Dans l’informatique on a par la suite connu la même chose avec la SOA et maintenant avec le Cloud Computing (ce faisant, je ne dis pas qu’il ne faut pas en faire, mais qu’il faut savoir pourquoi et comment on en fait).
Dans chacun des cas : le marketing de l’industrie agro-chimique, puis celui de l’industrie logicielle, a imposé sa solution grâce à la bêtise des directeurs et des responsables en place : ne comprenant pas se qui se jouait, et pris dans un engrenage de signaux insistants, ils ont fait acte de mimétisme en mettant leur responsabilité en sourdine de peur de “louper le coche”, d’être un “has been”. La peur du ridicule est le catalyseur de la bêtise que cherche a activer systématiquement les techniques marketing.
La bêtise rend incapable de prendre des décisions, surtout lorsqu’il s’agit de situations de crise. (Domenech nous a donné un bel exemple de bêtise cet été). Or, c’est précisément ce que recherche le marketing, dont l’objectif reste de vendre, et rien de mieux pour cela que de s’adresser à des personnes qui ne sont pas ou plus capables de prendre des décisions.
Les champions de la bêtise
Dans le monde du marketing des technologies de l’information pour l’entreprise, IBM est le champion dans l’utilisation de la bêtise de ses clients et prospects. Combien de fois ai-je entendu que le choix s’était porté sur les solutions ou les services d’IBM “parce que c’est IBM” (sous-entendu “personne ne pourra me reprocher d’avoir choisi IBM”). Le marketing d’IBM ne cesse d’utiliser la peur de se tromper et la peur du ridicule en pariant sur la bêtise des clients pour gagner des parts de marché. La publicité ci-après pourrait ainsi faire l’objet d’une psychanalyse : qui voudrait vivre le cauchemar de ce gros has been du département informatique qui fait intervenir le FBI pensant qu’on a volé tous les serveurs de la DSI ?
Dans le secteur de l’informatique grand public, c’est Apple qui a la palme en soulignant de manière sérielle, tout au long de dizaines de spots publicitaires, le ridicule du personnage représentant le PC face au personnage représentant le Mac.
La peur du ridicule nous fait nous jeter dans le boulevard de la bêtise où là, à découvert, le marketing peut nous tirer comme des lapins. Si chacun cultivait sa singularité, il y aurait beaucoup moins de marché de masse et de positions dominantes et monopolistiques dans chacune des industries.
Inception
Dans Inception, le dernier film de Christopher Nolan, il est question d’inoculer une idée dans l’esprit d’une personne pendant son sommeil. Le film lui-même est une déception, sauf pour Guillaume Loisin de Chronicart (et “spécialiste du cinéma pour le magazine Gala”) qui, tout en reconnaissant le caractère mystificateur du réalisateur, y voit un grand film “oscarisable”. Pourquoi un grand film ? Le critique ne le dit pas, il ne joue plus son rôle de critique, il a peur de passer à côté de quelque chose, peur d’être ridicule en ne reconnaissant pas la valeur cinématographique du film (pensez-donc, un film oscarisable !), alors il dépose son cerveau pour se vautrer dans la bêtise.
Si je fais allusion à ce film c’est parce que la bêtise est le terreau idéal pour inoculer des idées qui vont générer des comportements. Et le plus important, comme le souligne le scénario d’Inception, c’est que la personne ne doit pas avoir conscience de ce qui se passe. Dans le film, le dormeur ne doit pas se rendre compte qu’il rêve, sans quoi toute l’opération échoue. La où le film Dune martelait “Le dormeur doit se réveiller”, Inception lui fait écho en insistant sur le fait que “le dormeur ne doit surtout pas se réveiller”.
C’est à l’inconscient des gens qu’il faut s’adresser
Comme le souligne le documentaire d’Adam Curtis, The Century of the Self, Bernays fait partie de ces personnes qui ne croient pas que le peuple puisse lui-même décider de son destin. Le peuple a besoin qu’on lui dise ce qu’il faut faire, qu’on lui indique la bonne politique à mener. Dit autrement, cette conception revient à reconnaître que le peuple est bête (plus que le peuple, c’est surtout les masses et les foules qui intéressent toutefois les marketeurs). Ce qui, pour des gens comme Bernays, ne serait pas antinomique avec une certaine conception de la Démocratie : “j’aime la Démocratie, j’aime mon peuple, mais comme il est incapable de prendre une décision, je vais l’aider et lui dire ce qu’il doit penser”.
Mais pour le lui dire, rien ne sert de s’adresser à la conscience et à la rationalité des individus. C’est ce qu’Edward Bernays avait bien compris de l’enseignement de son oncle Freud en inventant les relations publiques, ancêtres du marketing : ce n’est pas à la conscience des gens qu’il faut s’adresser, mais à leur inconscient si vous voulez modifier massivement leurs comportements.
Cela tombe bien car l’industrie de masse commence à cette époque a avoir besoin de faire passer des messages pour dire également, non plus au citoyen mais au consommateur, comment il doit se comporter et ce qu’il doit acheter dans un contexte de crise du à la surproduction.
Or, que ce soit pour des raisons politiques ou commerciales, le recours à l’inconscient pour modifier les comportement, favorise systématiquement la propagation de la bêtise. Si la propagande en temps de guerre laisse place aux relations publiques en temps de paix, il y a quelque chose qui ne change pas, c’est le présupposé selon lequel la bêtise est le premier vecteur, et le plus efficient, pour propager des idées et influer sur des comportements.
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Miser sur la bêtise n’est pas une fatalité quand on fait du marketing, c’est juste la solution la plus simple, la moins chère et la plus efficiente à court terme. Mais, à fricoter ainsi avec elle, on en devient bête soit-même : produire de la bêtise rend bête. Il faudra bien sauver le marketing lui-même de la bêtise, notamment grâce aux gens du marketing qui ne sont pas tous bêtes et qui ne misent pas exclusivement sur la bêtise pour atteindre leur objectifs.
Article initialement publié sur le site de Christian Fauré
Illustration CC FlickR par Ayalon
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